readable

purely weaving

Embroidery Lace Ethnic

Weaving1

Radio Romania Cultural
x

Wednesday, May 31, 2017

Mohamed Nedali Évelyne ou le djihad ?

   



            Évelyne ou le djihad ?




            La collection Regards croisés
est dirigée par Marion Hennebert

           



            © Éditions de l’Aube, 2016
 www.editionsdelaube.com

            ISBN 978-2-8159-1966-1




            Mohamed Nedali



            Évelyne ou le djihad ?

            roman

           

 éditions de l’aube




            Du même auteur :



            Morceaux de Choix,
 Le Fennec, Casablanca, 2003 ;
 l’Aube, 2006 ; l’Aube poche, 2007

           

 Grâce à Jean de la Fontaine,
 Le Fennec, Casablanca, 2004

           

 Le Bonheur des moineaux,
 Le Fennec, Casablanca, 2008 ;
 l’Aube, 2009 ; l’Aube poche, 2010

           

 La maison de Cicine
,
 l’Aube, 2010 ; l’Aube poche, 2014

           

 Triste jeunesse
,
 l’Aube, 2012 ; l’Aube poche, 2013

           

 Le Jardin des pleurs
,
 l’Aube, 2014 ; l’Aube poche, 2016




            Pour mes lectrices,

            pour mes lecteurs,

            partout où ils se trouvent,

            avec toute ma sympathie.




            « Iydar Amezzi ! cria à la cantonade le gardien Allouch.
            — Oui, chef ! répondis-je en avançant vers lui.
            — Suis-moi ! »
            J’étais dans la cour du pénitencier Boulemharez, en compagnie d’autres prisonniers, pour la promenade du jour. Cela faisait une semaine que je me trouvais là, en détention provisoire me disait-on. Quand ­serais-je jugé ? Les anciens de la prison me répondaient tous, comme d’un tacite accord, que je devais user de patience, l’ouverture des procès dépendant autant de la gravité du délit commis que du bon vouloir du juge d’instruction.
            « Ça va, chef ? demandai-je à Allouch, à la fois curieux et inquiet.
            — Tu es attendu au parloir ! répondit le geôlier sans me regarder. C’est ta première visite, j’imagine ?
            — Oui, chef.
            — Tu as droit à une demi-heure ; pas une minute de plus. Le passage par le service de fouille après la visite est obligatoire. »
            Un brouhaha digne des grands souks m’accueillit à l’entrée du parloir : une foule confuse, faite de visiteurs et de détenus devisant à bâtons rompus. La salle, plus longue que large, n’avait pour tout ameublement que des bancs en bois massif qui se faisaient face, sans dispositif de séparation. Des gardiens allaient et venaient sur les côtés, roulant des yeux soupçonneux. Au moindre geste suspect, ils intervenaient.
            « Iydar ! s’écria une voix que je reconnus aussitôt. Iydar ! »
            Des mains s’agitaient dans ma direction ; j’aperçus ma mère à l’autre bout du parloir, accompagnée de Lehcen O’bbih, mon beau-frère.
            « Mon Iydar ! gémit ma mère, des larmes dans la voix. Mon Iydar… ! »
            Je la pris dans mes bras, la serrai contre moi, l’embrassai sur la tête, l’embrassai sur le front. Une agréable odeur emplit mes narines – un harmonieux mélange de lavande, de thym, de vérité et d’affection : l’odeur de ma mère. Elle saisit mes mains, les dévora de baisers, les caressa, les pressa contre sa joue ridée, les larmes aux yeux… Je sentis mes jambes flageoler, mon cœur défaillir. Une brusque envie de pleurer me prit à la gorge. Je tentai, sans guère de résultat, de lutter contre elle.
            « Mon Iydar ! continuait de gémir ma mère. Mon Iydar… ! »
            Je la fis asseoir sur le banc. Elle se laissa faire, suffoquant d’émotion et de larmes. Je me retournai enfin vers Lehcen, lui donnai une cordiale poignée de main, le remerciai de s’être déplacé jusque-là. Il écarta légèrement les bras, gêné et confus. C’était la moindre des choses.
            « Je voulais venir plus tôt, me dit ma mère, épongeant ses larmes dans les manches élimées de sa ­djellaba. Mais j’avais peur de me perdre ; la ville m’est totalement inconnue.
            — Tu aurais pu demander à l’un de mes oncles de t’accompagner.
            — Penses-tu ! J’ai été les voir, tes oncles, un par un : peine perdue !
            — Qu’est-ce qu’ils disaient ?
            — Que c’était leur tour d’irriguer, qu’ils devaient se rendre à tel ou tel souk hebdomadaire, qu’ils avaient rendez-vous à la commune… Enfin, des prétextes de ce genre… Je désespérais vraiment, lorsque Lehcen s’est proposé de m’accompagner. »
            Elle se tourna vers mon beau-frère.
            « Je ne sais comment te remercier, Lehcen ! Sans toi, cette visite n’aurait jamais eu lieu.
            — Il n’y a pas de quoi me remercier, lla Ijja ! répondit Lehcen. Je n’ai fait que t’accompagner…
            — Puisse Dieu comptabiliser au centuple la bonne action que tu viens d’accomplir ! »
            Les yeux de ma mère revinrent sur moi, empreints d’une soudaine inquiétude.
            « Mais tu as maigri, mon fils ! Tu as même beaucoup maigri ! Ils ne te donnent pas assez à manger, n’est-ce pas ?
            — Si, mère.
            — Et pourquoi donc tu as tellement maigri en une semaine ?
            — Je ne sais pas, mère… Peut-être parce que je ne me suis pas encore habitué aux lieux…
            — Vois-tu, tous les soirs je lève mes paumes au ciel et prie Dieu de hâter ton retour à la maison… Oh ! Mais tu as beaucoup maigri, mon fils ! On ne te donne pas assez à manger ici, n’est-ce pas ?
            — Si, mère.
            — On ne dirait pas ! On ne dirait pas ! Tu as l’air hâve et famélique. Il faut que tu te remettes à manger, mon fils ! Et si leur nourriture ne te plaît pas, tu mangeras la mienne : je t’ai apporté un cabas plein de vivres qui se gardent bien. Tu le recevras tout à l’heure ; un monsieur en uniforme kaki a dit à Lehcen qu’il te le remettrait en mains propres après contrôle. Tu en auras là-dedans pour une dizaine de jours. La prochaine fois, Inch’allah, je t’en apporterai davantage !
            — J’espère qu’il n’y aura pas de prochaine fois, mère.
            — Pourquoi dis-tu ça ?
            — Il est possible que je rentre bientôt à la maison.
            — Ce sera le plus… »
            Brusquement, elle se cassa en deux, les yeux fermés, le visage crispé dans un douloureux rictus, les mains appliquées sur le ventre comme si elle venait de recevoir un violent coup de poing.
            « Qu’est-ce que tu as, mère ?
            — Une douleur… Une douleur soudaine me prend de temps à autre ici, à l’orifice de l’estomac. On dirait une morsure, ou un coup de canif…
            — Tu n’avais pas ça, il y a une semaine ?
            — Ça date du lendemain de ton arrestation. J’ai eu une nuit blanche, de bout en bout, atroce… Au petit matin, j’ai senti une espèce d’entaille ici. Depuis, j’ai mal par accès, trois, quatre fois par jour. La douleur me prend vivement pendant quelques secondes puis elle s’apaise, peu à peu…
            — C’est parce que tu te ronges les sangs, mère !
            — Je ne supporte pas de te savoir en prison, parmi les assassins et les malfaiteurs.
            — Il n’y a pas que des assassins et des malfaiteurs ici, mère ; il y a aussi beaucoup d’hommes honnêtes et irréprochables qui, suite à quelque revers du destin, se sont retrouvés dans cet endroit : des pères de famille sans histoire, des ouvriers, des commerçants, des étudiants, des fonctionnaires, des entrepreneurs, des… »
            Elle se plia à nouveau en deux, les mains plaquées sur le ventre, la figure crispée. Je regardai Lehcen ; il me fit signe que je ne devais pas m’inquiéter outre mesure, que c’était passager. Quelques secondes plus tard, ma mère se redressa doucement, la paume de sa main droite gardée sur le haut de l’estomac, en prévision d’une reprise de la douleur.
            « Mon Iydar en prison ! soupira-t-elle, chagrinée. Si quelqu’un me l’avait prédit il y a une semaine, je ne l’aurais pas cru une seconde !
            — La prison, mère, est un accident de la vie : ça peut arriver à tout le monde.
            — Avoue, Iydar, que si tu étais sage, me dit-elle sur un léger ton de reproche, tu ne te serais pas fourré dans ce guêpier.
            — Que veux-tu insinuer, mère ?
            — On m’a dit que tu étais en compagnie d’une… d’une… Comment vais-je dire la chose ? D’une… d’une fille de joie !
            — Ce n’est pas vrai, mère !
            — Tu n’étais pas en compagnie d’une fille de joie ?
            — En compagnie d’une fille, oui ; mais pas de joie.
            — Pourquoi tout le monde au village dit que c’était une fille de joie ?
            — Ce sont les deux gendarmes qui ont fait courir cette menterie, parce que j’ai refusé de leur donner le nom de la fille. En vérité, c’était une camarade de classe, une fille du village, et de bonne famille.
            — Une fille du village ?
            — Oui.
            — Tu peux me dire son nom ?
            — Pourquoi faire, mère ?
            — Juste pour me rassurer.
            — Latifa, la fille d’Amellal.
            — La fille de Brahim Amellal, le maçon de Talîinte ?
            — Oui.
            — Mais c’est une fille bien, la fille à Amellal ! Même que je la connais un peu. Une fille très polie : elle me dit toujours bonjour quand je la croise… Franchement, c’est une fille bien, la fille à Amellal ! Allah merci, notre honneur est sauvé !
            — Mère !
            — Oui.
            — Garde-toi bien de prononcer le nom de la fille au village !
            — Pourquoi ?
            — Pour ne pas lui créer des ennuis, avec sa famille et avec les gendarmes.
            — Mais que dois-je faire, alors, pour nous laver de cette calomnie colportée aux quatre vents par les mauvaises langues ? Il faut bien que les gens sachent que tu n’étais pas avec une fille de joie, mais avec une fille du village et de bonne famille, qui plus est !
            — Tu diras que c’était une fille de bonne famille sans la nommer. »
            Ma mère se tut un moment, pensive, puis elle ajouta à mi-voix, en femme qui se parle :
            « Je le savais depuis le début…
            — Que savais-tu, mère ?
            — Que tu n’es pas un garçon à sortir avec les filles de mauvaises mœurs, que tout cela n’était que médisances et calomnies ! »
            Elle leva ses paumes vers le ciel, l’air empreint d’un profond recueillement. « Allah tout-puissant, que ceux qui ont injustement conduit mon fils dans ces sinistres lieux soient châtiés sans pitié ! Qu’ils paient au centuple leur forfait dans ce monde, et dans l’autre ! Que le restant de leur séjour ici-bas soit fait d’afflictions et de malheurs ! Qu’ils… »
            Ma mère n’acheva pas sa charge d’imprécations, soudain interrompue par le sifflet annonçant la fin de la visite.



            J’ai connu Latifa Amellal à l’âge de sept ans, à peu près ; nous étions des camarades de classe à l’école primaire de Talîinte, puis au collège d’Asni. Que dire de Latifa ? C’était une fille comme une autre : ni belle ni laide, ni bête ni intelligente, une fille quelconque, en somme. Elle et moi avions bien des points communs : tous deux d’origine modeste, orphelins de père, berbères de langue et de culture – autant de raisons de nous entendre, Latifa et moi. Et de nous aimer.
            À l’école, nous étions des élèves passables ; nos résultats nous permettaient bien d’accéder à la classe supérieure mais, à chaque fois, avec des moyennes générales sans gloire : dix virgule quelques poussières sur vingt, voire onze, tout au plus.
            Latifa et moi avions, en plus, une passion commune : la chanson amazighe. Celle d’Izenzaren Chamekh en particulier, dont nous savions par cœur tout le répertoire, depuis N’ssouda our n’ssoudi (La balade du mal-aimé), leur titre-phare, jusqu’à Argane dou’mazigh (L’arganier et l’Amazigh), le dernier album, encore inédit, dont Abdelâziz Chamekh, le compositeur­-interprète de la formation, avait eu l’heureux réflexe d’enregistrer une répétition, disponible depuis sur YouTube. Quelques semaines plus tard, le chanteur rendit brutalement l’âme à l’Hôpital militaire de Rabat.
            Latifa et moi vouions une réelle admiration à Abdelâziz Chamekh. Le jour où nous apprîmes son décès fut, pour nous, un jour de deuil et de désolation terrible. Nous nous sommes retrouvés orphelins pour la deuxième fois de notre vie, esseulés, perdus, sans repères. Je me souviens que, revenus de notre bouleversante émotion, nous nous sommes promis de nous rendre un jour au cimetière Irehhalen, à Dcheira, dans la banlieue sud d’Agadir, pour nous recueillir sur la tombe du défunt et y déposer un bouquet de fleurs blanches et de rameaux d’amandier, en souvenir de sa poignante chanson N’ktid ajeddig oumlil, n’ktid llouze (On s’est souvenu des fleurs blanches et des amandes).
            Arrivée en seconde, Latifa quitta le village et poursuivit sa scolarité à Casablanca, chez une cousine lointaine, épouse d’un riche inspecteur de police. Zineb, car c’était son prénom, vivait dans l’opulence ; son mari, homme prévenant et plein d’attentions, satisfaisait tous ses besoins ; matériels, à tout le moins. De retour d’une longue mission dans le nord du pays, il lui avait même offert un cadeau royal : une Renault Twingo flambant neuve, d’un bleu ciel éclatant, la couleur du bonheur ! Cependant, la jeune femme n’était pas heureuse. Non, elle n’était pas heureuse. Comment le serait-elle, avec un mari souvent en déplacement et pour de longues, très ­longues, périodes ? Zineb se retrouvait tellement seule dans son duplex situé à Lemâarif, quartier huppé de Casablanca ! La solitude des grandes villes est la plus dure à supporter. Sans amie ni famille, Zineb s’ennuyait à mourir, passait des heures entières à rêvasser, à se tourner les pouces, à bayer aux corneilles… Enfin, n’en pouvant plus de solitude et d’ennui, elle se décida à faire venir quelqu’un de sa famille pour lui tenir compagnie. Mais qui ? Une fille, évidemment. Mais laquelle ? Des filles, il y en avait beaucoup dans la famille du village qui rempliraient parfaitement ce rôle – une dizaine au moins. Zineb consulta sa mère et lla Ijja, sa tante maternelle, réputée de bon conseil dans la famille… et même bien au-delà. Les deux femmes tinrent aussitôt un conciliabule, passèrent au peigne fin toutes les demoiselles de la famille, l’une après l’autre, et finirent par jeter leur dévolu sur Latifa, fille sage et bien élevée s’il en était. On fit donc la proposition aux parents de Latifa ; ils acceptèrent de gaîté de cœur. Et Latifa passa ainsi, brusquement, d’un monde à l’autre : d’une existence rude et complètement dénuée à une vie douillette et prospère – une mutation digne d’un conte de fées, mais qui suscita d’inapaisables jalousies dans la famille.
            Vers la fin de l’année scolaire, ayant surpris un jour son inspecteur de mari en train de lorgner les mollets charnus et bien galbés de la jeune Latifa, Zineb la renvoya au village le jour même ; mieux vaut prévenir que guérir, dixit l’adage.
            Latifa se retrouva de nouveau dans la même classe que moi : la 1re A, Lettres 2. Au premier regard, je ne la reconnus point, tellement elle avait embelli – une beauté pleine, épanouie, irrésistible. C’est curieux comme la ville vous transforme une femme : le corps de Latifa s’était épanoui dans d’augustes contours et avec harmonie, comme cela arrive à certaines jeunes femmes après leur premier accouchement – les heureux effets de la maternité. Son teint hâlé avait viré au clair, un clair frais, doré d’un reflet vermeil ; ses grands yeux s’étaient épurés, le blanc y était de neige, le noir de jais. Même ses cheveux avaient changé, à la fois de forme et de couleur : fins, légers, d’une teinte châtaigne avec des mèches légèrement dorées sur les côtés. Vraiment, c’était une jolie fille, Latifa, si jolie que, de retour à la maison, je déchirai mon cahier d’Éducation islamique.
            « C’est toi ? lui dis-je, pétrifié d’admiration, dévoré de désir.
            — Oui, c’est moi ! » me répondit-elle, la mine fendue d’un grand sourire ensoleillé.
            Une décharge électrique me frappa de plein fouet, suivie d’un violent coup sur la tête qui, en un ­battement de cils, changea le monde autour de moi, ses formes, ses couleurs et ses odeurs. Une brûlure intense me consumait de l’intérieur – une douleur merveilleuse, un étrange condensé de la mort et de la vie, mélange à la fois fascinant et effrayant. Un instant, j’eus la sensation d’avoir soudain obtenu, comme par un coup de baguette magique, quelque chose qui me manquait terriblement, et depuis toujours. Et je tombai amoureux de Latifa, instantanément, éperdument, irrémédiablement.
            Quelques jours plus tard, n’en pouvant plus de soupirer en silence, je lui déclarai ma flamme en trois ou quatre mots, aussi simples que sincères. Elle baissa les yeux, confuse mais souriante, telle une nubile à qui ses parents demandent si elle accepte d’épouser l’homme dont elle est secrètement amoureuse. Le monde extérieur s’immobilisa soudain autour de moi, êtres et choses à la fois, comme pour me permettre de savourer à souhait ce moment unique. L’instant d’après, je sentis mes semelles décoller de la terre et mon corps s’élever dans l’air, aussi léger qu’une plume. Étaient-ce les ailes de l’amour ?
            Le soir même, encore enivré d’avoir conquis le cœur de la plus jolie fille du lycée, je m’improvisai poète dans la langue de Molière. Et pas seulement. L’exercice s’avéra long et ardu, mais le résultat fut un morceau d’anthologie, un quatrain si doux, si émouvant qu’il ferait s’attendrir un cœur taillé dans le marbre :
            « Belle Latifa, tes beaux yeux me font mourir d’amour

            D’amour mourir me font, Belle Latifa, tes beaux yeux

            Tes beaux yeux d’amour me font, Belle Latifa, mourir

            Mourir tes beaux yeux, Belle Latifa, d’amour me font. »

            Je pliai religieusement mon poème, l’insérai dans une jolie enveloppe rose, achetée pour la circonstance trois dirhams cinquante ; quand on aime, on ne compte pas. Le lendemain, sur le chemin de l’école, je profitai d’un moment d’inattention et glissai l’enveloppe dans la poche de sa blouse. Peine perdue : Latifa la retira aussitôt et la décacheta. Pendant qu’elle lisait mon poème, je scrutais son visage, inquiet et fébrile : Le Bourgeois gentilhomme étant au programme de français en seconde, Latifa pourrait bien flairer l’imposture. Par bonheur, les traits de son visage ne trahirent pas de signe dans ce sens ; au contraire, à la fin de la lecture, elle leva sur moi deux yeux débordant d’une tendresse infinie, desserra les lèvres pour me dire quelque chose, mais pas un son n’en sortit. Je poussai un ouf de soulagement… Et dire après cela que la littérature est chose inutile, qu’elle ne sert à rien !
            Remise de son émotion, Latifa me jura solennellement amour et fidélité jusqu’à ce que mort ­s’ensuivît ! Je remerciai Dieu, le Maître de l’Univers, d’avoir fait en sorte que ma manœuvre plagiaire soit passée comme une lettre à la poste. Et, bien sûr, je demandai pardon à Molière de m’avoir aidé à conquérir le cœur d’une déesse de beauté et de grâce.
            « Ce bouleversant poème, me dit Latifa, je vais le faire encadrer et l’accrocher au mur de ma chambre !
            — Surtout pas ! lui déconseillai-je vivement, alarmé par l’idée que quelque curieux, ou curieuse, découvre un jour la supercherie. Ceci est un souvenir intime ; il ne faut pas l’exposer aux regards.
            — Ah, oui ! fit-elle, déconfite. Je ne savais pas…
            — Les souvenirs intimes, enchaînai-je en homme qui en sait sur la vie plus que les autres, ça se range toujours dans des endroits secrets. »
            Nous nous aimions, Latifa et moi, d’un amour passionné, aux perspectives infinies, aux horizons sans bornes. Et comme pour le consolider encore plus, nous nous entendions parfaitement sur tous les sujets – une entente totale, absolue, qui semblait provenir du fond de notre être et se prolongeait jusque dans nos regards, jusque dans nos silences. Nous étions, de l’aveu même de nos camarades, le couple le plus soudé au lycée, le plus solide : un exemple d’attachement et de fidélité.
            Mon seul regret dans notre relation était que, durant toute la première année, il n’y eut jamais le moindre contact physique entre Latifa et moi. Jamais un baiser, ni une caresse ni même un effleurement : on eût dit deux saints ayant fait vœu de chasteté.
            L’année suivante, nous accédâmes à la terminale. Et je décidai, en conséquence, de briser le tabou et d’ouvrir ainsi une nouvelle page dans notre relation amoureuse, avec du concret, du tangible en perspective ; celui qui veut tout avoir doit tout oser, dixit l’adage. C’était le mois d’octobre, le joli mois d’octobre aux journées douces et clémentes ; un mois fait, me semblait-il, pour les événements heureux de la vie. D’aucuns diraient que c’est plutôt le printemps ; d’autres, l’été… Tout cela est subjectif. La vie ­elle-même est subjective, puisqu’elle relève de l’expérience interne de chacun, totalement imperceptible de l’extérieur. Bref, c’était le mois d’octobre à l’azur attendri, au soleil radieux. Les cours venaient à peine de commencer. Nous étions un mercredi, je m’en souviens encore comme si cela datait d’hier, et nous avions une heure creuse de trois à quatre. Ah ! Ça, les heures creuses au lycée, une réjouissante parenthèse de liberté durant laquelle nous apprenions à mieux nous connaître, sympathisions, tissions des liens d’amitié, voire d’amour dans certains cas. Quelques-uns parmi nous se racontaient les dernières blagues ; d’autres chantaient en se tapant dans les mains ou en grattant les cordes d’un luth invisible… À vrai dire, ces heures dites, à tort, creuses, étaient de loin les plus intéressantes à l’école ; on devrait les appeler les heures utiles, ou les heures pleines, pour le contraste. Trois à quatre. À cette heure de l’après-midi, le soleil pilonnait encore le village de toutes ses forces ; les gens se terraient chez eux, la vigilance se relâchait un peu. Je traînai Latifa derrière le lycée, en direction d’un endroit soigneu­sement repéré au préalable. S’étendait là une vaste ­plantation d’amandiers séculaires. Il y avait aussi quelques oliviers rachitiques, plantés çà et là comme par erreur, et qui regardaient la vallée en contrebas tout en maudissant leur sort. Nous nous installâmes sous les bras d’un amandier vénérable, bien à l’abri du soleil ardent aussi bien que des regards indiscrets. Il est de plus en plus difficile de trouver un coin désert dans ce pays ; le bipède y a investi tout l’espace : partout il y a des yeux ouverts, des oreilles tendues et qui guettent et qui surveillent – c’est vraiment agaçant, à la longue. Des fois, j’ai envie de fuir, de m’exiler, de partir loin, très loin, sur la terre la plus déserte : au Sahara, ou même en Arctique.
            Nous causions, Latifa et moi, de choses et d’autres, indifféremment. Un instant, je pris sa main dans les miennes. Elle n’opposa pas de résistance à mon initiative ; Allah, ou plutôt, Dieu merci ! Je la caressai, l’embrassai, longuement, amoureusement. Je penchai la tête, lui posai un baiser sur le cou, un autre sur le lobe de l’oreille, un troisième sur la joue… Pour toute réaction, Latifa se contentait de sourire à chaque fois. Enhardi, je la pris par la taille, l’enlaçai, la serrai contre moi, vigoureusement. La température de mon corps monta d’un cran, ma respiration s’accéléra, mon cœur battait à un rythme effréné… Nos lèvres se cherchèrent, s’évitèrent, se frôlèrent puis se rencontrèrent. S’ensuivit un baiser long et profond, une plongée sous-marine. Et le monde s’arrêta de tourner, le temps et tout le reste aussi.
            Depuis, tous les mercredis après-midi à la même heure, nous nous retirions, Latifa et moi, sous le vieil amandier. Nous nous y rendions également chaque fois que l’un de nos professeurs était absent.
            Ces moments de plaisir intense avaient néanmoins un désagrément – un seul, mais fort pénible : j’en revenais à chaque fois le bas-ventre enflé, lourd et douloureux ; on eût dit un gros abcès près de crever… mais qui ne crevait pas. Le reste de l’après-midi et tout le soir se passaient mal pour moi, et peut-être aussi pour Latifa. Enfin, je suppose.



            Je me demande parfois si je ne suis pas né sous une mauvaise étoile ; dès qu’un bonheur m’arrive ici-bas, quelque fâcheux événement survient de je ne sais où, comme l’arrivée du méchant sur l’écran, pour me le gâcher. Et c’est d’autant plus systématique que j’en suis venu à redouter le bonheur, certain que j’en pâtirai l’instant d’après.
            Ce fut le cas ce jour de mars 2013. Un jeudi après-midi. Il faisait chaud, trop chaud pour la saison. Régulièrement, nous avions cours d’Éducation islamique de 14 à 16 heures ; mais ce jour-là, notre professeur, un salafiste convaincu doublé d’un prédicateur éloquent, était absent, autant dire une bonne nouvelle pour nous. Un salafiste absent ! L’espèce entière devrait l’être, et pour toujours ; le monde ne s’en porterait que mieux. La preuve : dès qu’ils eurent appris l’absence du professeur, mes camarades de classe se dispersèrent aussitôt, contents d’avoir échappé à deux heures de prêche assommant et d’histoires à dormir debout. Nous nous retirâmes, Latifa et moi, sous les bras de notre amandier vénérable. Latifa n’avait sous sa blouse qu’un maillot blanc à pois rouges de meilleur grimpeur – ce qui allait me faciliter l’accès à sa généreuse poitrine, col jusque-là inaccessible. À peine assis je l’enlaçai, écrasai voracement mes lèvres contre les siennes. Elles étaient tendres, et douces, et savoureuses… un délice. Nos paupières se fermèrent sur le monde. Et nous partîmes pour un baiser fatal, sans retour. Ma main s’introduisit sous le maillot à pois, glissa sur une peau veloutée. Je saisis un guilleret melon bien rond, le caressai lentement, en explorai la délicieuse géographie… Ce faisant, je sentis une petite chose remuer sous ma paume puis se redresser comme un ver de terre surgissant du sol, alléché par les premières gouttes de pluie. C’était un plaisir unique, indicible, un émerveillement qui n’est pas de ce monde.
            « Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !

            Suspendez votre cours : laissez-nous savourer les rapides délices

            Des plus beaux de nos jours !

            Nous avions étudié ce poème en classe. Comme notre niveau en français laissait beaucoup à désirer, notre professeur, un vieux passionné de poésie et de femmes, n’hésitait pas à passer à l’arabe dialectal pour nous expliquer certaines images. Ce fut le cas ce ­jour-là pour ce poème de Lamartine. Je me souviens qu’il nous avait dit, à propos de ces vers, que dans la vie, il est des moments que l’on aimerait prolonger à l’infini. Un de mes camarades de classe lui avait demandé de nous donner un ou deux exemples. « Vous en vivrez, des exemples ! répondit le vieux professeur en hochant la tête, nostalgique. Enfin, je l’espère pour vous. » Et il passa à la suite.
            Sans doute, le moment que je vivais cet après-midi-là en compagnie de Latifa était, pour moi, un de ces exemples dont parlait le professeur, peut-être même le meilleur. N’avais-je pas souhaité aussi, à l’instar du poète, que le temps arrêtât son cours, que le moment s’éternisât afin que j’en savourasse pleinement les délices ? Je ne sais si le vœu du poète fut exaucé ou pas ; le mien, en tout cas, allait avoir une terrible suite.
            Je venais de passer à l’autre sein avec l’intention d’y réitérer la même balade jouissive, lorsqu’un raclement de gorge m’interrompit soudain. Nous ouvrîmes les yeux en même temps, Latifa et moi ; devant nous, à un jet de salive, le pire qu’un citoyen marocain puisse voir dans pareille situation : deux gendarmes sanglés dans leur uniforme gris. Visiblement, les deux agents étaient là depuis un moment déjà, à nous observer comme deux curiosités du pays. Le visage de Latifa se décolora, sa peau se hérissa comme si elle venait de croiser un revenant.
            « Bravo pour la plongée sous-marine ! » railla l’un des deux gendarmes, la vareuse ornée d’épaulettes de brigadier, un grand échalas au physique disgracieux et sans aucune harmonie : un buste long, planté sur des pattes courtes et torses, le visage osseux, les pommettes saillantes, les yeux mauvais, l’air plein de morgue, le regard dédaigneux de l’agent du makhzen2 assuré de son impunité. Au moindre mouvement des muscles de son faciès, ses lèvres s’écartaient sur de longues dents acérées et jaunes de carnassier affamé.
            « Levez vos culs de là et suivez-moi ! » nous intima-t-il.
            — Pourquoi, chef ? lui demandai-je poliment. Qu’avons-nous fait de mal ? De quel délit sommes-nous coupables ?
            — Flagrant délit de fornication et atteinte à la pudeur publique !
            — Quel public, chef ? répliquai-je. Nous ne sommes que deux, ici.
            — Tu es aveugle, ou tu ne sais pas compter ?
            — Ni l’un ni l’autre, chef. »
            Le brigadier obliqua vers son collègue, un rictus narquois sur le museau :
            « Décidément, ce monsieur est prompt à la répartie !
            — C’est bien le cas de le dire, brigadier ! » répondit l’autre.
            Physiquement, le deuxième gendarme était un sosie de l’acteur français Jacques Villeret : court, épais, gras, le front large, la figure inepte, le regard étonné, et avec tout cela, un air qui le présentait d’emblée comme un homme, sinon sympathique, du moins inoffensif.
            « Suivez-moi ! réitéra le brigadier. Vous êtes en état d’arrestation.
            — Je vous en supplie, l’implora Latifa, laissez-nous partir !
            — Suivez-moi, vous dis-je ! » postillonna-t-il, intraitable.
            La Jeep Wrangler grise rongeait son frein sur la piste, à un jet de pierre de là. Latifa retira son collier en argent, le tendit au gendarme :
            « Tenez, monsieur ! lui dit-elle, suppliante. Je vous le donne en échange de notre remise en liberté. »
            Le brigadier jaugea le bijou d’un coup d’œil furtif.
            « Remballe ta pacotille, sinon ce sera, de surcroît, la tentative de corruption ! »
            Il fit un pas dans notre direction, l’index pointé sur nous, menaçant.
            « Savez-vous ce que vous encourez avec, comme chefs d’accusation, délit de fornication, atteinte à la pudeur publique et tentative de corruption ? Non, vous ne savez pas ? De quatre à six mois de prison ferme ! Suivez-moi donc et tenez-vous à carreau ! »
            Il pivota sur ses talons, marcha vers la Jeep. Latifa et moi avancions derrière lui, désespérés. Villeret fermait la marche.
            « Monte ! m’ordonna le brigadier une fois arrivés près du véhicule.
            — Non, chef ! répliquai-je calmement. Je ne monterai pas.
            — Pourquoi ?
            — Nous n’avons ni volé ni agressé ; il n’y a, par conséquent, aucune raison pour que vous nous embarquiez.
            — Tu recommences, bâtard ! » rugit-il, hors de lui.
            Il bondit sur moi, m’empoigna au collet, me tira violemment à lui, les mâchoires raides comme des fers à cheval, les crocs en avant, les yeux incandescents, l’air chauffé à blanc. Son haleine avariée prit d’assaut mes narines : je détournai le nez, écœuré.
            « Monte, fumier ! Monte ou je te crève les couilles ! »
            Il me bouscula vers la Jeep. Je le repoussai. Villeret intervint. Ils tentèrent ensemble de m’immobiliser. Je fis une embardée, les repoussai de toute la force de mes bras ; le brigadier perdit l’équilibre, se ressaisit in extremis en s’accrochant à la poignée du véhicule, évitant ainsi une chute certaine… Ils revinrent aussitôt à la charge : Villeret, déjà hors d’haleine, m’attrapa par la taille ; le brigadier saisit mon bras droit, le tordit brutalement : une douleur aiguë descendit de mon épaule, se propagea comme une onde à travers mon dos, atteignit mes reins, me forçant à pivoter tout entier dans le sens de la torsion, espérant ainsi en amortir l’effet. Ce faisant, je frôlai le visage éploré de Latifa.
            « Détale, bon sang ! » lui soufflai-je à l’oreille.
            Aussitôt dit, aussitôt fait : Latifa prit ses jambes à son cou, courant à vive allure à travers champs comme une gazelle pourchassée par un prédateur. Villeret la suivit mais à pas comptés et prudents, sans la moindre chance de la rattraper.
            « Non ! » tempêta le brigadier.
            Villeret s’arrêta net.
            « Aide-moi à immobiliser ce bâtard ! Nous irons chercher la pouffiasse chez elle après. »
            Ils me soulevèrent, me balancèrent comme un paquet sur la plate-forme de la Jeep. Je n’opposai plus de résistance.
            Villeret ferma la porte arrière d’un coup sec. Le brigadier, bouillonnant, monta à l’avant et démarra sur les chapeaux de roue, laissant derrière lui un long nuage de fumée et de poussière mêlées.
            1. Alphonse de Lamartine, Le lac.
            2. Système sécuritaire aux pouvoirs illimités.



            La brigade de gendarmerie se situe à l’entrée du village, comme c’est souvent le cas au pays ; un bâtiment à un seul étage, peint en rouge ocre, cerné de peupliers et d’eucalyptus géants, dont certains couronnés de nids de cigognes. Le brigadier ouvrit la portière, m’intima l’ordre de descendre. Je m’exécutai.
            « Avance, rejeton de pute ! » pesta-t-il, la bouche envahie d’une sécheresse désagréable.
            Il me poussa vers le bâtiment, m’asséna un violent coup de pied aux fesses.
            « Enferme-moi ce fils de chienne ! » ordonna-t-il à Villeret.
            Il grommela une autre obscénité, cracha bruyamment devant lui, à deux reprises :
            « Tfou ! Tfou ! »
            Enfin, il s’en fut vers l’autre aile du bâtiment.
            « Avance ! » me dit Villeret.
            Il me conduisit dans une pièce plus longue que large, parcimonieusement éclairée par une fenêtre grillagée donnant sur la cour de la brigade.
            « C’est de ta faute, tout ça ! me dit Villeret sur un ton de reproche. Le brigadier Hamid ne supporte pas qu’on lui tienne tête. Ce n’est pas pour rien que mes collègues l’ont surnommé Hassan II. »
            Au fond de la pièce, une espèce de cage d’à peu près quatre mètres carrés avec, pour tout meuble, un lit de fortune fait de trois planches chevillées à un banc en béton.
            « C’est ta suite ! me dit Villeret sur un ton soudain plaisant. La salle de bains est dans le coin ! » ajouta-t-il en m’indiquant un enfoncement sombre à l’autre bout de la pièce.
            Je me retournai pour voir ; un relent de vieille urine percuta mes narines.
            « À tout à l’heure, jeune homme ! dit Villeret. Et tâche de ne plus tenir tête au brigadier Hamid ! Le brigadier Hamid ne supporte pas qu’on lui tienne tête. »
            Il referma la porte de la cage derrière lui, verrouilla, cadenassa, vérifia une première fois, puis une deuxième… Enfin, il s’en alla. Je me figeai au milieu de la cage, songeant à mon malheur. Ma tête bourdonnait, pleine de bruits confus : un roulement continu d’images, de pensées et de voix indistinctes. Mes oreilles vrombissaient, mes tempes battaient la chamade, mes yeux voyaient de larges taches, tantôt claires, tantôt ternes, voyageant lentement dans l’air, disparaissant, réapparaissant… Fatigué, je m’assis sur le lit-banc, fermai les yeux, tentai de faire le vide en moi. Le relent de vieille urine devenait persistant, insoutenable par moments. Je me redressai, répandis de l’eau sur le sol des latrines, dans et autour du trou, refermai bien la porte… La puanteur diminua, finit même par se dissiper tout à fait. Je regagnai le lit-banc. Comment en étais-je arrivé là ? La question tournait en boucle dans ma tête.
            À la tombée de la nuit, la voix de ma mère me parvint de la cour.
            « Où est mon fils ? s’écriait-elle dans un arabe approximatif. Je veux voir mon fils !
            — Votre fils est en état d’arrestation ! » répondit sèchement une voix d’homme.
            La porte de ma cellule grinça puis s’ouvrit dans un gémissement aigu. La lumière fut allumée. C’était le commandant de la brigade de gendarmerie, un quinquagénaire à la physionomie affaissée, le visage insignifiant, les yeux harnachés d’épaisses lunettes de vue. Ma mère apparut dans l’encadrement, suivie de Lehcen O’bbih, mon beau-frère.
            « Tu as de la visite ! » me dit le commandant en déverrouillant la porte de la cage.
            Ma mère accourut, m’enlaça, me serra contre elle, très fort…
            « Mon Iydar ! Mon Iydar ! Comment vas-tu, mon Iydar ?
            — Je vais bien, mère ! répondis-je, pris d’irrésistibles remords.
            — Mais qu’as-tu fait pour qu’on t’enferme dans cette cage à lapin ? »
            Comme je ne répondis rien, elle se retourna vers le commandant :
            « Qu’est-ce qu’il a fait, mon fils, pour que vous l’enfermiez ici, sidi ? De quel délit est-il coupable ?
            — De deux délits ! répliqua le commandant. Et maintenant que j’y pense, peut-être trois !
            — Trois ? répéta ma mère, sidérée.
            — Oui : fornication, atteinte à la pudeur publique et violence à l’encontre de deux agents de l’autorité !
            — Qu’est-ce que cela veut dire, sidi ? lui demanda ma mère, interloquée.
            — Je ne sous-titre pas, cherifa !
            — Mon fils est un garçon sans histoire, sidi ! »
            Le commandant esquissa un sourire, les coins des lèvres abaissées, narquois.
            « C’est ce que disait aussi la mère du criminel qui a fracassé le crâne au boulanger de Moulay Brahim : elle aussi jurait que son fils était un garçon sans histoire. »
            Ma mère me regarda, regarda l’adjudant, désemparée et stupéfaite. Elle comprenait peu l’arabe – un mot sur deux, à peu près.
            « Dites-moi, sidi ?
            — Oui.
            — Y a-t-il moyen de sortir mon fils de ces lieux ?
            — Votre fils a agressé deux de mes agents en plein exercice de leur fonction. C’est un forfait qui ne peut demeurer sans correction. Il y va de l’honneur du gendarme, et de son crédit auprès des gens de ce village.
            — Rendez-moi, mon fils, sidi ! le supplia ma mère, des larmes dans la voix. Il est ma seule compagnie dans la vie ! Rendez-le-moi, que le Très-Haut vous réserve une bonne place dans Son paradis ! Qu’Il vous…
            — C’est la justice qui vous rendra ou ne vous rendra pas votre fils, cherifa ! Moi, je ne suis qu’un fonctionnaire.
            — Excusez-moi, sidi…, intervint Lehcen, mon beau-frère, la tête penchée sur le côté, l’air écrasé. Pourrions-nous savoir pourquoi ce garçon a été arrêté ? »
            Le commandant lui fit signe de le suivre. Ils sortirent tous deux dans la cour de la brigade. Quelques minutes plus tard, Lehcen revint, saisit la main de ma mère et la traîna doucement vers la cour.
            « Allons, lla Ijja ! lui dit-il. Allons chercher de la nourriture et des couvertures pour Iydar.
            — De la nourriture et des couvertures ? fit ma mère, abasourdie. Ils vont donc le retenir ici ?
            — Hélas ! oui. »
            Ma mère se tut, atterrée. Un long silence s’installa dans la cellule. Lehcen contemplait la pointe de ses souliers tandis que le commandant de brigade ­tripotait son téléphone portable.
            « Excuse-moi, mon fils ! me dit ma mère après être revenue de son abattement. Je suis si tourmentée que j’ai oublié de m’enquérir de ta santé !
            — Il va bien, se hâta de répondre Lehcen. Son seul problème est qu’il n’a rien dans le ventre. Nous ferons mieux d’aller lui chercher quelque chose à manger. »
            Il la tira par la manche de sa djellaba en direction de la sortie ; ma mère ne céda pas.
            « Allons, lla Ijja, tenta de la raisonner Lehcen, laissons le commandant reprendre son travail. »
            Ma mère finit par suivre Lehcen, à son corps défendant. Le commandant me fit signe de retourner dans la cage. J’obtempérai. Il referma les portes derrière lui. Je regagnai ma place sur le lit-banc. J’étais mal en point, le feu de la fièvre courait dans mes veines… « Et si tout cela n’était qu’un cauchemar ? » me souffla soudain une petite voix. Un brin d’espoir me revint ; je m’y accrochai, guettant, impatient et fébrile, un réveil libérateur. Une heure s’écoula, peut-être deux, je ne sais pas. La porte de mon cachot se rouvrit, me ramenant ainsi brusquement à la pénible réalité qui était la mienne. La silhouette du commandant de brigade se profila dans l’encadrement, suivie de celle de Lehcen. Mon beau-frère avait les bras chargés : deux couvertures, un oreiller et un panier en osier. Il se débarrassa de sa charge sur la banquette. Le commandant déplia les couvertures, tâta l’oreiller de la main, déballa le contenu du panier : deux petits pains d’orge ronds, quatre œufs durs, du petit-lait dans une bouteille en plastique, une pincée de sel et de cumin au fond d’un flacon en verre.
            « J’ai eu de la peine à la dissuader de revenir ! » me confia mon beau-frère.
            Je le remerciai pour tout. Il écarta les bras. Ce n’était rien. Est-ce que j’avais besoin de quelque chose d’autre ? Non, merci beaucoup. Bonne nuit, alors ! Il s’en fut. Le commandant referma la porte de la cage. Je me fis un sandwich : deux œufs durs dans un pain d’orge, saupoudrés de sel et de cumin. Je bus le petit-lait à même le goulot puis m’étendis sur la banquette. L’appel à l’ultime prière du jour retentit dans le ciel, vibrant de décibels.
            « Allah est le plus grand, certes, mais où est-Il ? » me demandai-je intérieurement. Une minute plus tard, je regrettai d’avoir fait une pareille réflexion, demandai pardon à Allah. Comme beaucoup de mes concitoyens, il m’arrive de blasphémer ainsi, surtout dans les moments de colère. À en croire un hadith certifié, le Très-Haut frapperait de Sa malédiction les blasphémateurs et les priverait de raison.
            « Tu as mangé ? me demanda le commandant en revenant dans la cellule.
            — Oui, commandant.
            — Alors, viens au bureau pour le P.-V. d’audition. »
            Je le suivis. Le brigadier et Villeret s’y trouvaient déjà, assis de part et d’autre du bureau, silencieux. L’ambiance était tendue. Le commandant prit place dans son fauteuil à bascule, alluma une cigarette et tira deux bouffées coup sur coup. Villeret avait des feuilles vierges devant lui, un stylo Bic à la main.
            « On se calme bien à la cage, n’est-ce pas ? » me dit le brigadier, sarcastique.
            Il obliqua vers le commandant.
            « Tout à l’heure, il se débattait comme un possédé, les yeux hors de la tête ! »
            Le commandant me regarda.
            « Il est bien calme, en ce moment ! remarqua-t-il, une pointe d’ironie dans la voix.
            — C’est l’effet de la cage, mon commandant ! répondit le brigadier. Là-haut, aux champs, c’était une bête en furie, un fauve piqué par je ne sais quelle mouche ! Pour l’immobiliser, il nous a fallu un corps à corps acharné ! Et ça n’a pas été sans dégâts, mon commandant ! Moi, j’ai chopé une entorse à l’épaule gauche. »
            Il se toucha l’épaule droite, affecta une grimace de douleur.
            « À moins que ce ne soit quelque chose de plus grave. Le médecin me le dira… Le caporal Mourad, lui, a été violemment projeté à terre, sans nul égard pour sa tenue de gendarme.
            — Tout cela sera signalé dans le P.-V. d’audition ! le rassura le commandant. Et je demanderai au juge d’instruction la peine maximale. »
            Il se retourna vers moi.
            « Qu’en dis-tu ?
            — Je n’ai ni tapé ni envoyé personne à terre, commandant !
            — Qu’est-ce que tu as fait, alors ?
            — Je me suis juste défendu contre un abus de pouvoir.
            — Abus de pouvoir, toi-même ! » postillonna le brigadier, irrité.
            Son supérieur hiérarchique lui fit signe de se calmer. Il obtempéra.
            « Reconnais-tu au moins avoir été saisi en plein bécotage avec une fille ?
            — Oui, commandant. »
            Le commandant fit une œillade complice à Villeret, l’air de lui dire : « Note bien l’aveu ! »
            « Mais c’est un détail, commandant, ajoutai-je.
            — Pas aux yeux de la loi ! répliqua-t-il de but en blanc. Aux yeux de la loi, c’est une atteinte aux bonnes mœurs, un outrage à la pudeur publique.
            — Quel public, commandant ? objectai-je. Il n’y avait personne.
            — Il y avait les deux agents ici présents ! Mais… Commençons par le commencement : décline d’abord ton identité.
            — Iydar Amezzi, né en 1994 à Asselda, élève au lycée d’Asni.
            — L’adresse ?
            — Douar Asselda, Asni.
            — Le numéro de ta carte d’identité ?
            — Je n’en ai pas. »
            Villeret prenait note au fur et à mesure, peinant un peu à suivre. Le brigadier me fixait de deux grands yeux chauffés à blanc.
            « Raconte ta version des faits, depuis le début.
            — Nous étions, ma copine et moi, tranquillement assis là-haut, à l’ombre d’un amandier, bien à l’écart du village. Nous ne dérangions personne. Les deux agents ici présents sont arrivés et ont décidé de nous embarquer de force.
            — Que faisiez-vous, ta copine et toi, à l’ombre de l’amandier ?
            — On… On… On flirtait un peu, commandant.
            — C’est vague !
            — On échangeait des caresses, on s’embrassait un peu…
            — Vous échangiez des caresses, vous vous embrassiez… »
            Le commandant se retourna vers le brigadier :
            « On dirait un couple suédois ! dit-il, railleur.
            — Effrayée, continuai-je, ma copine a pris la fuite. Moi, j’ai été embarqué.
            — Il reste le nom de la fille.
            — Désolé, commandant, je ne puis vous le donner.
            — Pourquoi ?
            — Je ne veux pas lui créer des ennuis.
            — Réfléchis bien : c’est ton sort qui est en jeu !
            — J’ai bien réfléchi, commandant.
            — Si tu refuses de donner le nom de la fille, tu provoqueras un autre chef d’accusation contre toi, aussi grave que les autres.
            — Je suis prêt à subir les conséquences de mon choix, commandant, quelles qu’elles soient.
            — Je vous l’ai dit, commandant, intervint le brigadier, c’est une vraie tête de mule : il ne cédera pas !
            — Réfléchis bien ! réitéra le commandant. Il y a déjà trois gros chefs d’accusation contre toi : relation sexuelle illégitime, outrage à la pudeur publique et violence contre deux agents de sûreté. Si tu refuses de donner le nom de ta complice, ce sera un autre chef d’accusation en plus.
            — Inutile d’insister, commandant, je ne vous donnerai pas le nom de la fille. »
            Il fronça les sourcils, se pinça les lèvres.
            « Avouez, commandant, que c’est une situation exaspérante ! dit le brigadier avec une colère mal contenue. Il y a quinze ans, on ne perdait pas notre temps comme ça. On allait droit au but ! »
            Il se retourna vers moi, les poings en boule, le faciès crispé dans un hideux rictus.
            « Il y a quinze ans, on t’aurait arraché les amygdales, petit con ! On t’aurait piétiné les couilles jusqu’à en faire une bouillie ! On t’aurait défoncé le croupion avec une bouteille ou un gourdin ! J’en ai vu, des bien plus durs que toi, passer à table au bout de quelques minutes : ils répondaient à toutes les questions que nous leur posions. Ils répondaient même à celles que nous ne leur posions pas… Il y a quinze ans, le travail du gendarme allait comme sur des roulettes, parce que tous les moyens étaient permis : aucune limite, aucune interdiction. Seul comptait le résultat final. Il y a quinze ans, le gendarme comptait dans la société, parce que craint et respecté ! Les gens le saluaient très bas dans la rue, lui cédaient le passage, lui faisaient des courbettes !… »
            Le brigadier se tut un moment, l’air d’un homme qui remonte le temps, nostalgique.
            « Qu’Allah ait l’âme d’Hassan II dans Sa vaste miséricorde !
            — Amine ! susurrèrent les deux autres.
            — C’était un très grand roi, n’est-ce pas, commandant ?
            — Et comment ! répondit ce dernier. Mais… mais l’époque a changé, brigadier, les lois aussi. Nous sommes obligés de suivre.
            — Moi, je dirais plutôt : vivement la retraite ! »
            Il se releva, avança jusqu’au seuil du bureau, dépité et amer.
            « Oui, moi je dirais plutôt : vivement la retraite ! » répéta-t-il avant de s’en aller.
            Le commandant porta un doigt sur la tempe, l’air absorbé dans quelque réflexion. Villeret relisait attentivement son rapport. De temps en temps, il rayait un mot, ajoutait un autre…
            « C’est fini, commandant ? demanda-t-il à la fin de la relecture.
            — Oui, c’est fini, caporal ! Tu ajouteras juste le fait que le coupable refuse obstinément de donner le nom de sa complice en fuite, et que la gendarmerie attend des consignes du parquet pour ouvrir une enquête. »
            Il leva les yeux sur moi, le regard dur, menaçant.
            « Sache, tête de mule, que nous finirons bien par connaître le nom de ta complice. Cela prendra le temps qu’il faudra, mais nous finirons par le connaître ! Puis nous irons la chercher jusque dans sa couche pouilleuse pour la présenter au juge d’instruction avec un procès-verbal aussi nourri que le tien ! Tu es en quelle classe ? me demanda-t-il après un silence.
            — Terminale.
            — Ton bac, il est fort possible que tu le passes en taule. »
            Le mot me donna froid dans le dos. Jusque-là, j’espérais que le commandant classerait l’affaire, vu que ma fredaine avec Latifa ne valait pas vraiment un procès au tribunal. Je pensais qu’on n’oserait pas envoyer un élève devant le juge d’instruction pour un flirt ; qu’au pire, on me garderait une nuit au cachot. Mon espoir venait de s’évaporer complètement ; l’avenir s’assombrit devant moi : un tunnel noir, tendu d’embûches.
            « Reconduisez-le à la cage, caporal ! »



            Ma nuit à la cage fut blanche de bout en bout, abominable. Je ne fermai les paupières qu’aux premières lueurs du jour. Au lever du soleil, la voix de ma mère m’extirpa du sommeil. Elle demandait instamment à revoir son fils. Une bonne demi-heure s’écoula avant que la porte de la cage ne s’ouvrît. Le commandant entra ; il était en pyjama, ébouriffé, grincheux. Ma mère le suivit aussitôt, la figure pâle, les traits tendus, les paupières enflées. Lehcen fermait la marche, un cabas pendu au bras droit. Une exquise odeur de café au lait et de galettes de semoule s’épandit dans l’air.
            « Mon fils en prison comme un malfrat ! » gémit ma mère sans s’adresser à personne.
            Elle se retourna vers le commandant.
            « Regardez, sidi : est-ce que ce garçon a une tête de malfrat ?
            — Tête de malfrat ou pas, grommela le gendarme, ce garçon est l’auteur de quatre forfaits !
            — Quatre… ?
            — Oui ! Relation sexuelle illégitime, outrage publique à la pudeur, agression d’agents de sûreté et protection de complice ! »
            Ma mère, qui comprenait à peine l’arabe dialectal, se perdait complètement dès qu’elle entendait un mot en arabe classique. Elle me regarda, regarda Lehcen, l’air de nous demander une explication au jargon abscons du commandant. Comme nous demeurâmes tous deux muets, elle se retourna vers lui.
            « Dites-moi, sidi !
            — Quoi ?
            — Pourquoi en voulez-vous autant à mon fils ?
            — Parce qu’il a agressé deux de mes gendarmes !
            — Agressé… ? Est-ce vrai que tu as agressé des gendarmes ? me demanda ma mère, un léger soupçon dans la voix.
            — Vous ne me croyez pas ? releva le commandant, mécontent.
            — Qu’à Dieu ne plaise, sidi ! Bien sûr que je vous crois ! Je vous crois tout à fait ! Seulement, je voulais l’entendre de sa bouche… Vous comprenez que c’est différent, sidi
            — Il ne faut pas le croire, lui dis-je en berbère, tout gendarme qu’il est ! Je n’ai agressé personne ; c’est plutôt le contraire !
            — Les gendarmes ont le droit d’interpeller tout citoyen, partout et à tout moment ! intervint le commandant, qui avait mal compris mes paroles.
            — Les gendarmes ont tous les droits, sidi ! le rassurai-je. C’est un fait incontestable. »
            Il opina du chef, flatté.
            « Qu’allez-vous donc faire de mon fils, sidi ? lui demanda ma mère après un silence.
            — Nous allons le présenter au juge d’instruction. C’est lui qui décidera de son sort.
            — Il ne pourra donc pas retourner à l’école ?
            — Il y a des écoles dans les centres pénitenciers.
            — C’est quoi, les centres… ?
            — Les prisons.
            — Mais il y est déjà, en prison !
            — Ceci n’est qu’une garde à vue.
            — Une garde à vue ? Qu’est-ce que cela veut dire, garde à vue ?
            — Écoute, cherifa : moi, je suis gendarme, pas instituteur. En plus, je suis encore à jeun, alors…
            — Allons-nous-en, lla Ijja ! lui dit Lehcen. Nous reviendrons plus tard.
            — Mon fils sera conduit dans une vraie prison, dit-elle en femme qui se parle, comme un vrai malfrat ! Lui donneront-ils à manger correctement là-bas, au moins ?
            — Bien sûr, lla Ijja ! répondit Lehcen, rassurant. Aujourd’hui, les gens mangent à leur faim dans les prisons ; tout le monde le dit.
            — La visite est terminée ! intervint le commandant.
            — Que dois-je faire, sidi, maintenant ?
            — Prendre un avocat.
            — Un avocat ? »
            Le commandant referma la cage. Les yeux de ma mère revinrent sur moi. Dans son regard de femme meurtrie, il y avait quelque chose d’indicible – un mélange de douleur, de chagrin, de tendresse et de résignation. Ce regard-là m’a hanté pendant longtemps. Je le revoyais partout autour de moi, le revoyais même en rêve… Aujourd’hui encore, chaque fois que je pense à ma mère, c’est d’abord ce regard-là qui me revient en mémoire. Pourquoi ? Mystère.
            « Allah m’est témoin, dit-elle d’une voix altérée par les larmes, que je ne suis qu’une femme démunie : je n’ai ni argent ni piston pour te tirer de là, mon Iydar ! Dieu est notre seul et unique soutien ici-bas. »
            Elle leva ses paumes jointes.
            « Que Dieu te protège, mon fils ! Qu’Il te vienne en aide dans l’épreuve que… »
            Lehcen la tira délicatement par le bras. Ma mère céda, essuyant ses larmes dans la manche de sa djellaba. Le commandant referma les portes en grognant contre les débarquements intempestifs dans son établissement, contre les comportements hors de propos de certaines personnes qui…
            Ma mère partie, je tombai dans un accablement extrême. C’était comme une crispation intérieure, avec une sensation de vide et de noir. Et, pour aggraver ma situation déjà insoutenable, les dernières paroles de mon père agonisant me revinrent en mémoire, aussi vives, aussi nettes qu’à l’instant où il les avait prononcées. « Prends bien soin de ta mère, Iydar ! » me recommanda-t-il quelques minutes avant de rendre l’âme. Un implacable remords entama en moi sa longue et cruelle besogne.
            Vers dix heures, Villeret revint dans la cellule, une chemise en carton sous le bras. Il tendit une main molle vers moi. Ça allait ? Oui, caporal. Merci. Il ouvrit la chemise, en retira deux feuillets imprimés.
            « C’est le P.-V. d’audition. Je te le soumets pour relecture. »
            Pendant que je lisais le P.-V., Villeret, accroupi en face de moi, le dos contre le mur, tripotait son téléphone portable, un modèle tactile.
            « Voudrais-tu y modifier ou y ajouter quelque chose ? me demanda-t-il quand je lui rendis les feuillets.
            — Non, caporal.
            — Alors, tu signes en bas de la page, à droite ! Ta signature doit être précédée de la formule “lu et approuvé”. »
            Je signai. Il me remit les menottes, m’ordonna de le suivre. Le brigadier attendait dans la Jeep Wrangler grise, une main sur le volant, l’autre pendant mollement à travers la fenêtre, une cigarette fumant entre les doigts. Je montai à l’arrière. Villeret prit place sur le siège avant. La Jeep s’ébranla.



            Les deux gendarmes m’oublièrent : durant tout le trajet, ils parlèrent mutation. Le brigadier soutenait que la zone la plus demandée était réservée aux seuls candidats pistonnés ; les autres pouvaient toujours rêver.
            « Laquelle, brigadier ? s’enquit Villeret, curieux.
            — Le Rif, bon sang ! Le Rif.
            — Pourquoi ce Rif est-il si recherché que ça, brigadier ?
            — Parce que manger y est gratuit, répondit le brigadier d’un ton railleur. Fumer, boire et baiser aussi. Qu’est-ce que tu es dur à la détente, caporal !
            — Je n’ai que deux années de service, brigadier ! se défendit Villeret, confus. Il est par conséquent normal que je ne connaisse pas tout du métier.
            — Tu ne sais pas que le Rif est la capitale mondiale du shit ?
            — Si, brigadier. Mais, je ne vois pas le rapport avec le fait que ce soit la zone la plus recherchée par les gendarmes.
            — C’est du Rif que s’exporte le shit vers l’Europe voisine, enchaîna le brigadier. Mais pour arriver à la mer, ledit shit doit passer par la terre, autrement dit par les routes… Tu vois à présent le rapport, ou il faut que je te fasse un dessin ?
            — Je le vois à présent, brigadier ! dit Villeret en admiration devant son supérieur. Ça doit donc rapporter de la thune, ces routes du Rif ?
            — Jusqu’à ne plus savoir quoi en faire, caporal !
            — Enfin, j’ai compris pourquoi tous mes camarades de promotion rêvaient d’une affectation au Rif !
            — Le Rif, enchaîna le brigadier, est une mine d’or pour les agents de l’autorité en général, et pour les gendarmes en particulier. Là-bas, tu peux, en une seule journée, te faire l’équivalent de six mois de salaire.
            — Waouh ! s’exclama Villeret. Tant que ça, brigadier ?
            — Plus que ça, caporal. Tous les gendarmes affectés au Rif ont fait fortune. J’en connais même un qui, au bout de quatre ans de bons et loyaux services là-bas, a amassé de quoi acheter une île ! »
            Le caporal siffla entre ses dents, ahuri.
            « Il s’appelait Mustapha Derraz : un fumier capable de vendre sa mère et de mettre sa femme en gage. Après un court passage à Benslimane, il a été muté à L’jebha, village côtier d’où les barons locaux embarquent leur marchandise à destination de l’autre rive. En quatre années, Mustapha Derraz a amassé une fortune colossale ! Et tu sais ce qu’il a fait, le malin ?
            — Non, brigadier.
            — Il a démissionné de la gendarmerie et s’est lancé dans les affaires.
            — Les affaires ?
            — Absolument ! Il a investi une partie de son pèze rifain dans le durable ; avec l’autre, il a ouvert deux agences de location de voitures et un magasin de pièces auto… Il m’énerve, ce couillon ! » pesta soudain le brigadier, hors de lui.
            Depuis quelques minutes, ce dernier tâchait de doubler un triporteur de livraison qui roulait devant la Jeep, la caisse chargée de briques. Et comme il y avait, dans l’autre sens, une file ininterrompue de véhicules, le brigadier n’avait d’autre choix que de patienter ou de pousser le triporteur à se jeter sur le bas-côté de la route. Mais ce dernier, totalement indifférent aux coups d’avertisseur nerveux, continuait de rouler sur la chaussée comme sur un paisible chemin de campagne. Dès que la route se fut dégagée sur l’autre sens, le brigadier fit une embardée, vint rouler à côté du triporteur, la tête penchée à travers la vitre.
            « Dégage la chaussée, étron pourri ! lui lança-t-il de son perchoir officiel. Tu crois que t’es le seul à charrier sur ce trimard de mon zob ? »
            L’homme se retourna avec l’intention de riposter mais, ayant vu la Jeep grise, il se ravisa aussitôt, ravalant sa salive.
            « Toutes mes excuses, mon adjudant ! Je ne savais pas que c’était vous qui klaxonniez ! Et puis, voyez-vous, mon adjudant, si je me mets sur le bas-côté, c’est la crevaison assurée pour moi, vu la charge que je porte là. »
            Le brigadier lui fit un bras d’honneur et le doubla sur les chapeaux de roue, le noyant dans un nuage de fumée.
            « Comment a-t-il fait pour être muté au Rif ?
            — Qui ça ?
            — Mustapha Derraz.
            — Ah ! Mustapha Derraz… Je ne sais pas… Il n’a jamais rien voulu me dire, le malin… Mais il a beau cacher son manège, j’ai fini par le découvrir.
            — À malin, malin et demi ! s’écria Villeret, content d’avoir placé un dicton bien à-propos.
            — Oui, c’est bien le cas de le dire.
            — Et c’était quoi son manège, brigadier ?
            — Sa sœur !
            — Sa sœur ?
            — Oui. Quand j’ai vu la sœur, j’ai deviné le secret du frère.
            — J’avoue n’avoir rien saisi, brigadier.
            — Je t’explique : le filou avait une sœur d’une beauté ravageuse !
            — Et qu’est-ce qu’elle faisait dans la vie, brigadier ?
            — À ton avis ? »
            Villeret se gratta l’occiput, le sourcil haut, pensif.
            « Actrice ? lança-t-il après réflexion.
            — Tu n’es pas tombé loin : pute ! »
            Villeret écarquilla les yeux.
            « P… ? fit-il, n’en croyant pas ses oreilles.
            — Oui, pute, mais de luxe !
            — Je ne vois pas le rapport avec la mutation au Rif, brigadier.
            — Oh ! Qu’est-ce qu’il ne faut pas t’expliquer ! T’es vraiment bas de plafond, caporal !
            — Je suis encore novice dans le métier, brigadier ! Il est, par conséquent, tout à fait normal qu’il y ait des choses qui m’échappent.
            — La sœur…, reprit le brigadier, résigné. La sœur était une pute de luxe. En arabe sous-titré, cela veut dire qu’elle couchait avec des personnalités de haut vol : des dignitaires, des notables, des députés, des gradés, des cadres supérieurs… Tu vois maintenant le rapport avec l’affectation du frère au Rif, ou faut-il que je te fasse un dessin ?
            — Là, je vois le rapport, brigadier ! répondit Villeret, ébahi. Vous m’apprenez bien des choses sur le métier, brigadier ! C’est pour ça que j’aime faire équipe avec vous. Les autres, ils ne racontent que des blagues salaces.
            — Les autres… » fit le brigadier avec un geste dédaigneux.
            Il se gara sur le parking situé face au tribunal de première instance. Villeret s’en éjecta, un porte-documents à la main.
            « J’espère qu’il n’y a pas foule devant son bureau ! dit-il.
            — Je ne crois pas, répondit le brigadier, rassurant. Le vendredi n’est habituellement pas un jour de grande affluence dans les administrations. »
            Villeret s’en fut en direction du tribunal, la démarche chaloupée. Le brigadier retira de la poche de sa vareuse un paquet de Camel, en extirpa une cigarette, la tapota un instant contre l’ongle de son pouce avant de la fixer entre ses lèvres… Au moment où il actionna son briquet, la sonnerie de son cellulaire retentit. Il retira l’appareil de sa poche, regarda le petit écran, accepta aussitôt l’appel.
            « Oui, mon commandant !…. Justement, nous sommes devant son bureau, en ce moment… Dans une demi-heure, à peu près… Une grève, dites-vous, mon commandant ? Encore une ? Ce n’est quand même pas normal, des grèves dans une mine appartenant à la holding royale ! Il est où, le makhzen ?... Je vous le disais l’autre jour, mon commandant : ces vauriens de mineurs n’ont de respect pour personne ! Il faut les mater, mon commandant ! La matraque est le seul langage qu’ils comprennent… Comment ? Vous ne pouvez pas ? Pourquoi ? Parce que les temps ont changé ! En mal, surtout, je dirais, commandant… C’est un autre sujet… Oui, mon ­commandant… Nous devons exécuter les ordres !… Nous n’avons pas le choix… Je comprends, mon commandant !… Nous serons sur le site dès que possible ! En tout cas, dès que nous aurons remis ce bandit à l’administration pénitentiaire… À vos ordres, mon commandant !
            — Ça y est, brigadier, dit Villeret en remontant dans la Jeep. Le procureur a signé. »
            Pour toute réponse, le brigadier balança son téléphone sur le tableau de bord de la Jeep, furibond.
            « C’est une vraie malédiction, ce machin ! tempêta-t-il. Maudit soit le couillon qui l’a inventé ! Jadis, la mission en ville était pour nous l’occasion de passer un temps agréable avant de retourner au boulot. Une fois notre mission accomplie, on avait quartier libre tout le reste de la journée : on allait manger au restaurant, boire quelques verres à La Taverne. On allait même voir les filles dans quelque lupanar de la ville : chez Saâdia la Grosse, ou chez Aïcha Zehouania. Oui, c’était comme ça avant : la belle époque, quoi ! Depuis l’invention de cette diabolique machine, nous n’avons plus une minute pour nous ! Nous ne faisons plus que courir comme des dératés, jour et nuit, sans ré…
            — Qu’est-ce qui se passe, brigadier ? l’interrompit Villeret, qui ne comprenait toujours pas pourquoi son supérieur hiérarchique fulminait contre le métier de gendarme.
            — Il y a que le commandant vient de me donner l’ordre de nous rendre le plus vite possible sur le site de Guemassa !
            — Guemassa ? Qu’est-ce qui s’y passe encore, brigadier ?
            — Ces vauriens de mineurs se remettent en grève !
            — Encore ?
            — Oui ! Et ce sera désormais le cas tous les mois que Dieu fait, puisque l’État a démissionné ! Personne ne craint plus personne, caporal ! Personne ne respecte plus personne ! La chienlit règne sur ce pays ! Il y a quinze ans, les citoyens redoutaient jusqu’à l’ombre d’un… »
            Le brigadier n’acheva pas sa diatribe contre l’État ; une foule, toute de blanc vêtue, venait de se former sur le parvis du tribunal : des hommes, des femmes, des jeunes, des moins jeunes, tous vêtus d’un maillot blanc, barré de l’inscription « Non à la corruption ! » en grands caractères rouges. Ils s’amassèrent devant le tribunal et se mirent à scander des slogans appelant à sanctionner les magistrats corrompus. Des badauds accouraient de partout ; la foule grossissait à vue d’œil. Le brigadier observait la scène, les yeux étincelant d’une colère mal contenue.
            « Voilà où l’on en est aujourd’hui, soupira-t-il, dépité : à venir insulter les magistrats sur les lieux mêmes de leur travail, sans que personne n’ose remuer le petit doigt ! À l’époque d’Hassan II, qu’Allah ait son âme, une scène pareille était tout simplement inimaginable. »
            Il claqua de la langue, contrarié, puis redémarra.
            « Ramassis de dégénérés ! » grommela-t-il quand il arriva au niveau des manifestants.
            Les rues étaient très animées ; la circulation, dense. Passé le carrefour de Bab Doukkala, la Jeep emprunta le boulevard de Safi sur quelque trois cents mètres avant de virer à gauche et de s’engager dans une rue bordée de bigaradiers aux feuilles poussiéreuses. Des villas cossues défilaient de part et d’autre, les façades à moitié dissimulées par des bougainvilliers, des faux-poivriers, des palmiers dattiers… De temps en temps, apparaissaient entre deux villas un magasin d’alimentation, une pharmacie ou une boulangerie-pâtisserie. La Jeep freina devant un portail à deux battants peint en gris sombre. Sur le fronton, une inscription en arabe délavée par les intempéries : « Centre pénitenciaire de Boulemharez. » Un peu plus haut, le drapeau national flottait dans une légère brise.
            Le brigadier salua les deux gardiens en faction de part et d’autre du portail, fusil en bandoulière. L’un d’eux grogna un ordre dans son talkie-walkie. Les battants du portail s’écartèrent quelques secondes plus tard. La Jeep franchit le seuil de la maison d’arrêt. Au même moment, j’eus un serrement au cœur, suivi de frissons d’effroi. La voiture s’arrêta devant un bâtiment à un seul étage. Trois gardiens se tenaient à l’entrée. L’un d’eux, un goitreux aux yeux gris et pétillants, montrait aux deux autres une vidéo sur son téléphone portable. Le brigadier pénétra dans le troisième bureau à droite en lançant un « Salam ouâléïkoum ! » à haute voix. Un fonctionnaire au crâne massif et dégarni releva les yeux de ses papiers, se redressa aussitôt, la face barrée d’un grand sourire. Les deux hommes se donnèrent une chaleureuse accolade, échangèrent des salamalecs, s’enquirent de leur santé, de leur travail, d’amis communs…
            « C’est un nouveau client que tu nous convoies, s’di Hamid ? dit le chauve en tournant vers moi sa plate figure d’employé de bureau.
            — Oui, s’di Youssef, c’est son baptême des lieux ! » répondit le brigadier, narquois.
            Ce disant, il lui tendit une chemise en carton ainsi qu’un petit plastique contenant mon téléphone portable, mes lacets, ma gourmette de pacotille et quelques pièces jaunes. Le chauve tira de la chemise deux feuillets, se mit à les parcourir des yeux comme on parcourt un écrit mille fois vu, à la diagonale.
            « C’est bien toi, Iydar Amezzi ? me demanda-t-il.
            — Oui.
            — Tu es ici en détention provisoire, en attendant ton jugement. Quel âge as-tu ?
            — Dix-huit ans. »
            Il se retourna vers le brigadier, les sourcils en accent circonflexe, les yeux écarquillés.
            « C’est curieux, s’di Hamid : ces derniers temps, on ne reçoit plus que cette tranche d’âge : des dix-huit, vingt, vingt-deux ans… Les couloirs de la prison ressemblent étrangement à la cour d’une université !
            — Ils ont le sang ardent à cet âge ! répondit le brigadier. En plus, ils savent bien, qu’aujourd’hui, ils ne risquent plus grand-chose en se faisant arrêter.
            — Si seulement il y avait de la place pour caser tout ce beau monde qu’on convoie ici ! La maison est pleine à craquer, s’di Hamid ! Les cellules, conçues au départ pour quatre détenus, en abritent aujourd’hui six, huit, voire dix pour certaines. Et si les convois continuent à ce rythme, on va bientôt en mettre deux dans chaque lit.
            — Deux dans chaque lit ! répéta le brigadier dans un éclat de rire. Il y en a sûrement à qui la formule ne déplairait pas ! »
            Villeret rit de si bon cœur ! Ses grosses joues imberbes se creusèrent de deux fossettes d’enfant.
            « Non, franchement, reprit le chauve en redevenant sérieux, il faut absolument trouver une solution à ce problème de surpopulation.
            — Les autorités ne projettent-elles pas de construire une autre maison d’arrêt pour désengorger celle-ci ? lui demanda le brigadier.
            — Penses-tu ! répondit le chauve, une moue désabusée sur les lèvres. Les autorités ont leurs priorités. »
            Il cacheta les deux feuillets, les signa, en rendit un au brigadier, rangea l’autre dans une chemise en carton grise.
            « Lesquelles, s’di Youssef ?
            — Les mosquées, les terrains de golf et les festivals ! »
            Il attrapa la souris de son ordinateur, cliqua à deux ou trois reprises.
            « Voyons un peu s’il y a encore un lit de libre…, murmura-t-il. Au Bâtiment A, il n’y a rien… Au B, rien… Au C, non plus… Au D non plus… »
            Il cliqua encore plusieurs fois sur la souris, les yeux scrutant l’écran.
            « En voilà enfin un ! »
            Il appuya sur la sonnette. Un gardien rappliqua aussitôt, claquant deux doigts contre la visière de sa casquette. Je le reconnus : c’était le goitreux aux yeux gris de l’entrée.
            « Conduis-le au bâtiment… »
            Le chauve hésita, vérifia de nouveau sur l’écran de son ordinateur.
            « Au bâtiment E, cellule 22 ; un lit vient d’y être libéré. »
            Villeret m’ôta les menottes. Le goitreux m’ordonna de le suivre.
            « Bon séjour au ryad des haricots ! » me dit le brigadier, moqueur.
            Je fis comme si la moquerie ne m’était pas destinée. Le goitreux traversa une cour dallée, s’engouffra dans un long bâtiment de trois étages, monta un escalier à la mosaïque mal poncée, marcha le long d’un couloir puant le tabac du lendemain, tourna à droite, tourna à gauche, puis encore à droite… Ce faisant, des bruits divers arrivaient de toute part, amplifiés par l’écho : des injures, des quolibets, des cris de ralliement, des éclats de rire, des sifflements, des tintements… De temps en temps, une voix rauque psalmodiait des versets coraniques ; une autre lançait de vagues invocations… Le goitreux s’arrêta à l’entrée d’un bâtiment condamné par un portail en barreaux de fer d’un gris sale. Deux gardiens assis sur des sièges en bois, de part et d’autre du portail, se relevèrent, donnèrent une poignée de main au goitreux, échangèrent quelques platitudes… Le goitreux remit un feuillet à l’un d’eux, un moustachu au visage rieur. Ils parlèrent un moment du match qui allait opposer le Real Madrid au FC Barcelone, émirent chacun un pronostic, parièrent, « une tangia au jarret de bœuf, avec limonade, dessert et thé ad libitum ! » Ils se tapèrent dans la main. Enfin, le goitreux prit congé. Le moustachu ouvrit le battant gauche du portail, entra, me fit signe de le suivre. Les cellules se succédaient de chaque côté du corridor, identiques en tout, hormis le numéro. La 22 se situait au bout du corridor. Le moustachu ouvrit la porte en fer massif, entra en lançant un « Salam ouâléïkoum !
            — Aléïkoumou salam, s’di Allouch ! répondirent deux ou trois voix.
            — Comment allez-vous, les gars ?
            — On ne peut mieux, s’di Allouch ! répliqua quelqu’un sur un ton enjoué et badin. La 22 est, comme tu vois, un endroit où il fait bon vivre. Une thébaïde ! Un coin de paradis !
            — Toi, le colosse, lui dit le gardien, toujours le mot pour rire ! »
            Le colosse ayant penché la tête vers moi, je découvris un nabot, le chef coiffé d’un méchant bonnet sans couleur, le front bombé.
            « Tu nous amènes un nouveau, s’di Allouch ? fit le nabot, pas content du tout.
            — Il y a bien un lit qui s’est libéré dans cette cellule ? »
            D’une main, le nabot toucha le bord d’un matelas nu.
            « Il n’a pas eu le temps de refroidir, le pauvre !
            — Dis donc, toi, le colosse, ton accueil est bien chaleureux !
            — Je n’ai rien contre lui ! se défendit le nabot en me désignant d’un coup de menton. C’est plutôt à l’administration de ces maudits lieux que j’en veux ! À ces cols blancs qui nous prennent pour des sardines ! Ils n’ont aucun respect, aucune considération pour le détenu… »
            Le nabot n’acheva pas sa salve : le deuxième gardien du bâtiment débarqua dans la cellule avec, entre les bras, deux couvertures grises, un oreiller et un sac en plastique noir.
            « Tiens ! me dit-il, c’est ton paquetage. À rendre tel quel le jour de la sortie… Si sortie il y a, bien entendu. »
            Je posai le paquetage à mes pieds.
            « À la revoyure, les gars ! lança Allouch. Qu’Allah écourte votre séjour en ces lieux !
            — Amine, s’di Allouch ! » répondirent quelques voix.
            Il se retira en refermant derrière lui la volumineuse porte, qu’il verrouilla. La cellule tomba dans un silence de cimetière, à peine perturbé par les quelques bruits qui parvenaient encore de l’extérieur. Les détenus me regardaient, chacun à sa manière, sans mot dire. Gêné, j’ouvris le sac en plastique et fis mine d’en découvrir le contenu : il y avait une assiette en aluminium toute cabossée, un gobelet de même matériau, une tasse pansue, un bol, une cuillère…
            « Redouane ! » me dit le nabot en tendant vers moi une petite main potelée.
            Je la serrai. Deux ou trois autres mains se tendirent.
            « Voudrais-tu nous dire ton motif de séjour en ces lieux saints ? » me demanda Redouane.
            Comme je ne répondais pas tout de suite, il ajouta :
            « C’est juste pour en savoir un peu sur toi, qui vas désormais partager avec nous le gîte et le couvert.
            — À en croire les deux gendarmes qui m’ont arrêté, répondis-je, il y en a quatre, des motifs de séjour. »
            Redouane siffla entre ses dents.
            « Quatre motifs de séjour ? Ils t’ont bien gâté, les deux flics !
            — Pour une gâterie, remarqua un gros aux bajoues pendantes, c’en est bien une.
            — C’est parce que tu ne leur as pas graissé la patte, à ces gangsters, intervint un jeune homme, le drapeau amazigh autour du cou en guise d’écharpe.
            — Si ce garçon avait de quoi graisser les pattes, répliqua Redouane, il ne se serait pas retrouvé ici. Nous, non plus, d’ailleurs.
            Il se retourna vers moi.
            « Mais dis-nous d’abord les quatre motifs, l’ami.
            — Relation sexuelle illégitime, atteinte à la pudeur publique, violence contre deux gendarmes et protection de complice.
            — Doux Mahomet ! s’écria-t-il, les sourcils hauts, les yeux écarquillés. Avec un acte d’accusation pareil, tu n’es pas près de regagner tes pénates, l’ami !
            — Ça dépendra du juge chargé de l’affaire », objecta un albinos, le nez harnaché de lunettes en fond de bouteille.
            À ce moment-là, un cinquième détenu quitta son lit et avança dans ma direction, la main droite tendue, l’autre fourrageant dans une barbe touffue comme une forêt vierge.
            « Salam Ouâléïkoum, mon frère en Allah ! me dit-il d’une voix lente et ferme, celle des hommes aux convictions inébranlables. Abou Hamza ! ajouta-t-il en guise de présentation. Abou Hamza L’meslouhi. Sois le bienvenu parmi tes frères en Allah que nous sommes ! Le lieu est exigu, certes, mais la clémence d’Allah est vaste, aussi vaste que l’Univers : il y a de la place pour tout le monde. »
            Apparemment d’obédience salafiste, Abou Hamza cultivait la ressemblance avec Albaghdadi, le calife autoproclamé de Daech : le chef coiffé d’un turban immaculé, le visage rond et plein, les yeux grands, couleur de la nuit, le front marqué d’un point noir au beau milieu – preuve de prosternations zélées pendant la prière. La cinquantaine bien sonnée.
            « Comment te prénommes-tu, mon frère en Allah ? me demanda Abou Hamza.
            — Iydar.
            — Iydar… Iydar, répéta Abou Hamza, le ton docte, l’air d’un homme qui furète dans sa mémoire. C’est un vieux prénom ! décréta-t-il après réflexion. Il dérive de l’étymon arabe darra, yaderro. “Adarra Allaho â’layka akhlafa rrezki !” (Puisse Allah multiplier pour toi les sources de revenus) dit un jour le calife Omar B’nou Al-khattab à un fidèle. Le verbe s’utilisait aussi pour parler d’une chamelle généreuse en lait. Abou Houraïra, le compagnon du grand messager, rapporte qu’un Bédouin yéménite avait…
            — Arrête d’extravaguer, L’meslouhi, l’interrompit brusquement le jeune homme au drapeau berbère, et d’induire ainsi les gens en erreur ! Iydar est un prénom amazigh. Il signifie “le vivant” ! Ça n’a absolument rien à voir avec ta langue arabe, et encore moins avec tes chamelles laitières.
            — Les Amazighs ne sont-ils pas des musulmans ? releva Abou Hamza, gouailleur.
            — L’islam leur a été imposé par la force de l’épée, répliqua de but en blanc le jeune homme. L’Histoire rapporte des massacres de tribus entières, des mises à sac, des enlèvements, des viols…
            — Ceux et celles qui répandent ces menteries sont les suppôts de Satan ! Allah leur a réservé le pire des châtiments : leurs âmes erreront sur la terre ad vitam æternam. Leurs corps seront jetés dans les profondeurs abyssales de la géhenne ! Ils s’y embraseront nuit et jour, sans répit ! Ils se…
            — Par contre, l’interrompit le jeune homme, ironique, à toi et à tes semblables, Allah a réservé des vierges aux grands yeux noirs, des éphèbes éternellement jeunes et des rivières de vin délicieux ! Ne te fatigue pas, L’meslouhi, ajouta-t-il avec une colère subite. Tes histoires à dormir debout, moi je n’y crois pas une seconde. Autrefois, tes ancêtres bédouins ont arabaisé et coraniqué les Amazighs en leur racontant exactement les mêmes sornettes ! Aujourd’hui, le peuple amazigh s’est réveillé de sa torpeur, qui n’a que trop duré, et exige la vérité sur son Histoire. Le masque du leurre est tombé, L’meslouhi ! Bel et bien tombé ! L’heure de la vérité a sonné…
            — Bienvenue à la 22, me dit Redouane, la cellule où l’on ne s’ennuie jamais ! Entre un cheikh aspirant à islamiser la planète Terre et un militant berbère rêvant de ressusciter l’empire numide, un rien fait l’objet d’une dispute-fleuve ! On dit souvent que le temps n’avance pas en prison, mais dans la 22, entre Amazigh et Abou Hamza, je t’assure que tu ne le verras pas passer. »
            Toujours est-il que, ce jour-là, les deux adversaires avaient choisi, comme d’un tacite accord, d’arrêter là leur dispute. Et la cellule retomba dans le silence. Chacun reprit sa petite occupation : Redouane fouinait dans le ventre d’un minuscule poste de radio, le défenseur de la cause amazigh jouait aux mots fléchés sur une page de journal, Abou Hamza, un Coran de poche entre les mains, s’abîma dans la lecture des versets sacrés, l’albinos reprisait des chaussettes… Je m’assis sur mes deux couvertures, le dos contre le mur, malheureux comme une pierre.
            C’était une cellule plus longue que large, haute de plafond, les murs peints en vert olive ; par endroits, la peinture s’en était allée par écailles, laissant apparaître un blanc jauni et pisseux. Deux lits superposés se faisaient face ; un troisième, un peu à l’écart, occupait une espèce de renfoncement à l’entrée de la cellule, à gauche. Un pan de jour tombait d’une fenêtre grillagée qui, je l’apprendrais plus tard, donnait sur la cour de la prison. Juste en dessous, une porte basse sur laquelle une main incertaine avait gravé, sans doute à l’aide d’un clou ou d’un objet contondant, les mots « Salle d’eau » en arabe, euphémisme de latrines. Des sacs et des cartons étaient rangés pêle-mêle dans un coin, au fond de la cellule. Au-dessus, sur une étagère en béton, trônait un petit téléviseur rehaussé d’une minuscule antenne de fortune, orientée vers la fenêtre. Une odeur de musc flottait dans l’air, traversée, de temps à autre, d’un relent d’urine.
            « Voici ton lit, mon frère en Allah ! me dit Abou Hamza, l’index pointé sur le matelas placé parallèlement au sien. Tu peux ranger tes affaires là. »
            Il m’indiqua le débarras au coin de la cellule.
            « Puisse Allah écourter ton séjour et le nôtre en ces lieux.
            — Amine ! » répondis-je en même temps que deux ou trois autres voix.
            Et Abou Hamza se replongea dans sa lecture.



            Ma première nuit à la prison de Boulemharez fut blanche d’un bout à l’autre, infecte. Les yeux écarquillés dans le noir, j’écoutais vaguement les mille et une choses qui roulaient dans ma tête, un flot continu d’images et de voix mêlées. Vers 4 heures du matin, des chants éraillés et nasillards montèrent des minarets de la ville, préludes au premier appel à la prière du jour. D’autres voix de muezzins improvisés prirent le relais un peu partout dans la prison même. À quelques empans de mon lit, se découpa soudain la silhouette d’un homme gesticulant dans le noir.
            « Où suis-je ? »
            Je cherchais à me situer dans l’espace, à trouver un repère, lorsqu’une fulgurante poussière d’or tomba soudain du plafond. La lumière me plongea dans une espèce d’aveuglement, mes sens s’éclipsèrent tous à la fois. Je devins une chose, un objet inanimé dans un espace-temps indéfini… et indéfinissable. Cette étrange situation dura quelques secondes, cinq ou six, peut-être davantage, je ne sais pas. Puis, peu à peu, mes sens se réanimèrent l’un après l’autre ; mon esprit se mit à recomposer lentement le monde autour de moi, à donner aux objets une forme, une couleur, un nom… Je reconnus avec effroi la cellule, reconnus Abou Hamza coiffant des doigts sa barbe de salafiste pour en discipliner les poils indociles, peut-être aussi pour la rendre belle, à supposer qu’une barbe puisse être belle. La coiffure terminée, il pénétra dans les toilettes, entre-ferma la porte derrière lui. Aussitôt, il entama ses ablutions : « Louange à Allah qui nous a faits musulmans et qui nous a donné cette eau bienfaisante afin que nous puissions nous purifier de nos péchés… »
            « Éteins cette lumière, L’meslouhi ! » fit une voix engourdie par le sommeil.
            Je guettai une réponse. Elle ne vint pas. Abou Hamza sortit des toilettes en réajustant son turban, avança lentement jusqu’au beau milieu de la cellule, leva sa face velue au plafond, les paumes appliquées sur les oreilles :
            « Allahou Akbar ! s’écria-t-il. Allahou Akbar ! »
            Amazigh se redressa brusquement sur son séant.
            « C’est une maison d’arrêt, ici, L’meslouhi ! fulmina-t-il, l’air hébété par le sommeil. Pas une mosquée ! »
            Abou Hamza continua son appel comme si de rien n’était. D’un bond de félin, Amazigh s’éjecta alors de son lit, hors de lui, tapa violemment du revers de la main sur le commutateur électrique : la cellule se replongea dans le noir. Abou Hamza poursuivit son appel, imperturbable. L’appel terminé, il commença la prière. Je le regardais qui s’agenouillait, se prosternait, redressait l’échine, se relevait, bredouillant à chaque fois : « Allahou akbar ! Allahou akbar ! » Après le « Salamou âléïkoum » final, Abou Hamza s’assit sur le tapis, les jambes repliées sous lui, et se mit à psalmodier une sourate. Je l’écoutais avec de plus en plus d’attention, car la sourate en question racontait une histoire que l’on disait captivante et pleine d’enseignements : celle du prophète Salomon avec la huppe. Passant en revue sa gent volante, le roi prophète se rendit compte que le passereau était absent. Il s’écria alors, hors de lui : « Comment se fait-il que je ne voie pas la huppe ? Serait-elle absente ? Je lui infligerai une peine sévère, ou je l’égorgerai, à moins qu’elle ne se justifie pleinement ! » Je m’endormis, assommé.



            « Il a peut-être rendu l’âme ? » dit une voix pendant qu’une main secouait mon pied droit à m’en démettre la cheville.
            J’ouvris les yeux sur la tête difforme de Redouane.
            « On était sur le point de commander un linceul et une planche mortuaire ! » me dit-il.
            Mes compagnons d’infortune étaient assis en tailleur autour d’une carafe de café, trois pains ronds, de la confiture d’abricot et du beurre d’un blanc douteux dans une assiette en plastique ébréchée, le tout disposé sur un carré de carton en guise de table. Je fis un brin de toilette dans les latrines avant de rejoindre les déjeuneurs, ma tasse à la main. Abou Hamza me servit du café au lait en prononçant un « bismillah », me donna la moitié d’un pain rassis avec un rien de beurre et autant de confiture. Je n’avais pas d’appétit ; une grosse boule d’acier m’obstruait l’estomac.
            « La prison est sans doute le pire qui puisse arriver à un homme dans ce bas monde ! me dit Amazigh, sentencieux. Mais une fois dedans, il n’a plus à se ronger les sangs. Au contraire, il doit lâcher prise, ne plus se soucier de rien. »
            J’avalai une gorgée de café, par simple complaisance pour Amazigh. Il était insipide.
            « Mange un peu ! me dit Redouane. Le déjeuner est encore loin.
            — Je n’ai pas d’appétit, lui répondis-je. Tu veux ma part ?
            — Ma grand-mère, que le Ciel ait son âme, me recommandait de ne jamais dire non quand on me propose de la nourriture. »
            Je lui donnai ma part de pain.
            « Partage ! » lui enjoignit le gros aux joues pendantes.
            Redouane partagea, à contrecœur.
            Un silence se fit. Pendant un temps, on n’entendit plus que sifflements, mastications et ingurgitations.
            « Quoi qu’on dise, dit l’albinos en s’essuyant les mains dans un torchon, ils sont pénibles à vivre, les premiers jours en prison ! Je me souviens encore du jour de mon arrivée ici… J’étais malheureux comme un chaton abandonné dans la rue par une nuit de pluie et de vent.
            — Et tu chialais, railla Redouane, et tu réclamais ta maman !
            — J’avais le cœur gros, continua l’albinos sans prêter attention à la raillerie de son voisin, la gorge oppressée. Je croyais mon heure arrivée… Deux semaines plus tard, ça allait déjà un peu, puis de mieux en mieux, à mesure que les jours s’écoulaient. »
            Il s’arrêta, siffla le fond de sa tasse de café, reposa le récipient sur la nappe. « Aujourd’hui, vois-tu, je ne me sens pas malheureux. Je ne me sens pas heureux non plus ; il ne faut rien exagérer… Ni heureux ni malheureux, voilà. »
            Il se tut un moment, les yeux fixant un point vague sur le sol, songeur.
            « L’être humain est une curieuse créature ! conclut-il sur un ton philosophe.
            — Pour une curieuse créature, fit le gros, c’en est vraiment une !
            — Un vieux détenu, enchaîna l’albinos, m’a dit un jour que l’homme est capable, avec un minimum vital, de survivre dans un trou pendant des années. Il y attend des heures entières le passage d’un oiseau, l’apparition d’une étoile, un rayon de soleil, un bruit… Des petites choses comme ça suffisent à le maintenir en vie, à lui donner la force nécessaire pour continuer et, sans doute aussi, l’espoir de se tirer un jour de son trou.
            — Moi, remarqua Redouane, je ne tiendrais pas deux jours dans ce trou.
            — Moi non plus, je n’y tiendrais pas, renchérit Amazigh. La solitude et l’ennui m’y tueraient au bout de deux jours !
            — Et toi, Abou Hamza ? s’enquit Redouane, curieux. Tu tiendrais comme ça, seul, dans un trou ? »
            Absorbé dans ses pensées, l’homme semblait ne pas avoir entendu la question.
            « Abou Hamza plane en larges cercles dans l’azur ! ironisa Redouane.
            — Je songeais à nos frères en Irak et en Syrie, répondit le barbu, qui survivent dans des conditions bien plus dures que celles de votre homme au trou !
            — Comment ça, des conditions bien plus dures ? releva Amazigh, incrédule.
            — La plupart parmi eux se tapissent des semaines, voire des mois durant, dans des tranchées en plein désert. Outre la chaleur, le froid et la faim, ils sont en permanence la cible des chasseurs bombardiers de la coalition satanique…
            — Faux, L’meslouhi ! l’interrompit Amazigh. Archifaux ! Tes frères là-bas vivent beaucoup mieux que la plupart des jeunes de ce pays ! »
            Abou Hamza leva des grands yeux stupéfaits sur Amazigh.
            « Que dis-tu là, Amazigh ?
            — La vérité, L’meslouhi ! Rien que la vérité ! Tes frères là-bas ont tout : armes sophistiquées, argent, voitures, soins médicaux, nourriture, eau minérale, cigarettes américaines, et même de la chair fraîche !
            — De la quoi ? hoqueta Abou Hamza, indigné.
            — Oui ! Je parle de ces hordes de djihadistes de la baise qui accourent là-bas des quatre coins du globe.
            — Ne te moque pas de ces femmes ! rugit Abou Hamza, en proie à une colère sourde. Elles sont les meilleures représentantes de la gent féminine !
            — Arrête de déconner, L’meslouhi ! Ces pauvres femmes ne sont ni plus ni moins que des frustrées sexuelles. Elles accourent là-bas pour assouvir leurs désirs longtemps refoulés avec des mâles non moins frustrés qu’elles.
            — Ce sont des saintes, ces femmes ! décréta Abou Hamza sur le ton du Jugement Dernier. Allah leur a promis une place de choix dans Son paradis.
            — Tu penses vraiment ce que tu dis, L’meslouhi ?
            — L’meslouhi ne dit jamais que ce qu’il pense.
            — Je ne te crois pas.
            — Eh bien, tant pis pour toi !
            — Si tu pensais vraiment ce que tu dis, tu enverrais ta femme là-bas ! Tu enverrais aussi… »
            Abou Hamza bondit brusquement, comme un homme mordu par un cobra, et se précipita sur Amazigh ; il l’empoigna au collet, la figure congestionnée, les yeux hors de la tête, les crocs en avant.
            « Jamais ma femme dans ta gueule de mécréant ! » tonna-t-il en se relevant.
            La réaction d’Amazigh ne se fit pas attendre : il se releva à son tour, se débarrassa d’un geste de son écharpe arc-en-ciel et repoussa Abou Hamza de toute la force de ses bras. Les tasses se dispersèrent sur le sol en s’entrechoquant. Abou Hamza s’emmêla les jambes et tomba de tout son poids, heurtant au passage la bordure d’un lit ; son turban alla se dérouler à l’autre bout de la cellule. Il tenta de se redresser, mais Amazigh ne lui en laissa pas le temps : il se jeta sur lui, tête en avant, l’immobilisa contre le sol et le roua de coups de poing assénés avec rage.
            « Tiens, marchand des ténèbres ! s’écriait-il en tapant. Prends ça, artisan du grand noir ! »
            Redouane, l’albinos et moi tâchions de nous interposer, tandis que le gros frappait de ses deux mains potelées à la porte de la cellule… Après bien des tentatives, nous parvînmes enfin à les séparer. Abou Hamza, les cheveux hirsutes, le nez et la bouche en sang, la barbe en broussaille, hurlait, jurait par Allah et Son messager qu’il saignerait le mécréant. Le mécréant promettait à qui voulait l’entendre qu’il arracherait les valseuses à l’obscurantiste et les balancerait dans le trou des latrines… La porte de la cellule s’ouvrit soudain : Allouch surgit dans l’encadrement, suivi de trois autres gardiens, matraque au poing. Ils menottèrent sans ménagement les deux combattants puis les emmenèrent.
            Une heure et demie plus tard, Abou Hamza fut de retour, accompagné d’Allouch. Il avait le teint blême, les pommettes en proie à un tremblement convulsif, les doigts tourmentant machinalement les poils de sa barbe.
            « Toi, le colosse ! enjoignit le gardien à Redouane. Range-moi les affaires de l’autre.
            — Il s’en va d’ici, Amazigh ?
            — La direction l’a changé de cellule.
            — La direction aurait mieux fait d’envoyer cet apostat à la potence ! » tonna Abou Hamza, encore plein de rage.
            Vers la fin de la matinée, les gardiens nous conduisirent dans la cour de la prison. C’était l’heure de la promenade du jour pour nous, les détenus du couloir E. À vrai dire, seule une minorité s’y promenait réellement ; la plupart palabraient çà et là en petits groupes, quelques-uns écoutaient dans un coin le prêche d’un barbu illuminé, d’autres défaisaient et refaisaient le monde en se passant un joint, d’autres encore jouaient au football avec un ballon de fortune, bricolé à l’aide de chiffons et de vieux sacs en plastique…
            Accroupi à l’ombre d’un eucalyptus géant, le dos contre le tronc, la tête entre les bras, je broyais du noir.
            « Salamou âléïkoum ! » dit une voix qui ne m’était pas inconnue.
            Je relevai la tête : c’était Abou Hamza, une main tenant son Coran de poche, l’autre dévidant mécaniquement les grains d’un chapelet. Il prit place à côté de moi, s’excusa pour l’incident de ce matin-là. Je lui dis que cela faisait partie des choses qui arrivent. Il voulut savoir qui de lui ou d’Amazigh était fautif. Je répondis que ce dernier n’aurait pas dû parler de son épouse dans la dispute, que c’était une provocation. Abou Hamza me donna une vigoureuse poignée de main, content de mon jugement.
            « Cela faisait longtemps que cet apostat invétéré me cherchait noise ! dit-il. Il me contredisait systématiquement, n’hésitant pas à se payer ma tête, à me tourner en ridicule devant les autres… À deux ou trois reprises, je me suis plaint de lui à l’administration. J’ai même demandé qu’on me change de cellule… »
            De fil en aiguille, Abou Hamza me raconta sa propre histoire : il avait été arrêté huit mois plus tôt pour avoir recruté et envoyé une trentaine de citoyens en Syrie. L’acte d’accusation fut lourd : « Constitution de cellule terroriste, atteinte à la sécurité de l’État, intelligence avec l’ennemi, détournement de mineurs, faux et usage de faux. » Des aveux qui lui auraient été soutirés sous la torture. Au président du tribunal, Abou Hamza aurait déclaré qu’il ne faisait qu’accomplir son devoir de musulman à l’égard d’Allah et de Son ultime messager. Il fut condamné à dix ans de prison ferme, son pourvoi en cassation rejeté.
            « Ces suppôts de Satan, conclut-il en parlant des agents de la DGST, croient qu’en m’emprisonnant, ils m’empêcheront de poursuivre ma mission. Ils se trompent : entre les murs de cette prison, j’ai recruté trois fois plus de volontaires au djihad qu’en liberté ! “Ainsi le Maître de l’Univers aveugle-t-Il les Infidèles et fait d’eux les serviteurs involontaires de la Vérité !” »



            Amazigh déplacé, Abou Hamza devint notre chef incontesté, son charisme et sa connaissance approfondie de l’islam aidant. Il nous soumit tous à l’observation rigoureuse des cinq prières, nous imposa un prêche tous les jours après la prière d’alâsser, une séance de questions-réponses en matière de religion après celle d’almaghreb, un récit hagiographique le soir avant de se mettre au lit… Un vendredi après la grande prière, Abou Hamza s’autoproclama notre cheikh.
            « Et pourquoi pas notre calife, tant qu’à faire ? plaisanta Redouane. Nous te prêterons volontiers allégeance !
            — L’humour et la religion ne font pas bon ménage, Redouane ! le tança sévèrement Abou Hamza. Sais-tu, qu’à l’origine, le rire est une invention de Satan l’abominé pour parodier l’œuvre de Dieu ? »
            Redouane ne le savait pas ; comment l’aurait-il su, lui, l’analphabète ? Il cessa donc de rire, et même de sourire, effrayé par l’idée de devenir un suppôt de Satan. Les autres firent de même. Dans la cellule, plus personne n’osait plaisanter ni taquiner ; on n’osait même plus y élever la voix. Le petit téléviseur haut perché se fossilisa dans un silence de nid abandonné, le minuscule poste de radio aussi… Notre cellule baignait nuit et jour dans une ambiance de mausolée.
            Par bonheur, le règne d’Abou Hamza ne dura que trois semaines exactement. Le vingt-deuxième jour, à une heure indue, Allouch débarqua dans notre cellule, suivi de trois nouveaux gardiens.
            « Des fouilleurs ! me souffla l’albinos à l’oreille.
            — Fouille générale ! lança Allouch dès le seuil franchi. Rassemblez-vous vite sur ce côté-là, à ma droite.
            — Il n’y a rien d’illégal ici, s’di Allouch ! » protesta Abou Hamza en sa qualité de chef de cellule.
            Allouch fit fi de la contestation et intima l’ordre de passer à l’action. Les trois gardiens prirent nos affaires d’assaut. La fouille commença tambour battant. Tout fut déballé, éparpillé, tâté, secoué, passé au peigne fin : nos vêtements, nos couvertures, nos matelas… L’opération dura une vingtaine de minutes et se solda par un échec : les fouilleurs ne trouvèrent ni arme, ni drogue, ni téléphone portable. Allouch se retourna vers notre chef de cellule.
            « Je sais qu’il n’y a rien d’illégal dans cette cellule, lui dit-il, navré. Mais que voulez-vous, Abou Hamza, les ordres sont les ordres : ils doivent être exécutés sans discussion. »
            Il se retira.
            « C’est un coup fomenté par cet apostat ­d’Amazigh ! décréta Abou Hamza.
            — Comment le sais-tu, Cheikh ? lui demanda Redouane.
            — Le plus souvent, l’administration n’ordonne la fouille que suite à des informations.
            — Pourquoi Amazigh nous ferait-il ce coup ? s’enquit l’albinos. Nous étions en bons termes avec lui.
            — Vous, peut-être ! Moi, il m’avait pris en grippe.
            — Puisque les gardiens n’ont rien trouvé d’illégal, remarqua Redouane, c’est par conséquent lui, Amazigh, le seul perdant dans cette histoire.
            — Pour un grand perdant, intervint le gros aux joues pendantes, c’est vraiment un grand perdant.
            — Mes frères en Allah ! reprit Abou Hamza après un silence. Les fouilles sont annonciatrices de changement de cellule, voire de transfert vers une autre prison.
            — Ils vont nous transférer vers où ? fit l’albinos, inquiet.
            — Moi ! l’interrompit Abou Hamza. Pas vous ! J’ai le pressentiment que la direction va me faire changer de cellule, si ce n’est carrément de prison.
            — Il n’y a aucune raison, remarqua l’albinos, puisque la fouille est négative.
            — Leur raison principale est de m’empêcher de poursuivre la mission dont le Maître de l’Univers m’a chargé ! Ces acolytes d’Iblis ignorent qu’ainsi ils me donnent l’occasion de recruter davantage de candidats au djihad. Chaque changement de cellule, ou de prison, est pour moi une aubaine de plus. C’est ainsi qu’Allah égare les infidèles : en les mettant, à leur insu, au service de la Vérité ! C’est la sagesse divine, celle à laquelle bon nombre de bipèdes ne saisissent rien… Mes frères en Allah, bientôt, je quitterai ces lieux… Dans quelques jours, ou peut-être seulement dans quelques heures… Mais avant, j’ai un message important à vous transmettre. Seriez-vous prêts à l’écouter ?
            — Parle, Cheikh ! répondit l’albinos. Nous sommes tout ouïe !
            — Voilà. Le Très-Haut et Son messager, prière et salut sur Lui, vous appellent au djihad contre les ennemis de l’islam au Levant : les Américains, les Anglais, les Israéliens, les Français, et leurs laquais arabes ! Des quatre coins du globe, des centaines d’hommes et de femmes répondent tous les jours à cet appel, y compris d’Europe et des États-Unis d’Amérique – le berceau même de Satan, l’abominé ! Des hommes ont tout abandonné, carrière, femme et enfants, pour aller combattre les croisés et leurs valets arabes ! Nos frères de l’État islamique montent ainsi en puissance, gagnent du terrain. Ces derniers jours, les drapeaux noirs flottent sur les toits de Mossoul, de Tikrit et de bien d’autres cités irakiennes… Nos vaillants combattants avancent sur tous les fronts, triomphants, avec un seul mot d’ordre : “Allahou Akbar !” En face, les croisés et leurs alliés se préparent à une guerre plus longue, encore plus destructrice. Nos frères de l’État islamique sont prêts à les combattre jusqu’à la mort ! Mais ils ont besoin d’hommes. Ils ont besoin d’hommes ! Le calife, que Dieu le protège et l’assiste, vient de lancer un appel au djihad à tous les musulmans du monde. Je relaie son appel auprès de vous avec l’espoir que, une fois votre liberté recouvrée, vous irez combattre la coalition satanique. C’est votre devoir ! C’est le devoir de tout musulman digne de ce nom ! Des frères se chargeront de la logistique : ils vous fourniront passeport, argent, billet d’avion, véhicules pour vous convoyer jusqu’aux centres d’accueil sur le territoire syrien… Arrivés là-bas, vous serez pris en charge : vous recevrez le gîte et le couvert, vous aurez à votre disposition des médecins pour vous soigner en cas de maladie ou de blessure, vous aurez le moyen de communiquer régulièrement avec vos proches ; vous aurez même, comble du bonheur, des femmes. Oui, des femmes ! Des beautés venues de toutes les régions du monde, y compris d’Europe, pour vous combler de leurs charmes et de leur affection… Mes frères, Allah vous appelle au djihad : répondrez-vous à Son appel, une fois votre liberté recouvrée ? »
            Abou Hamza se tut, les yeux scrutant notre réaction. Un silence s’installa dans la cellule, se prolongea, devint gênant. Embarrassés et perplexes, nous échangions des regards furtifs.
            « Moi, Cheikh, dit enfin Redouane, il me sera impossible d’abandonner mes parents. Je suis leur seul et unique soutien ici-bas. En mon absence, ils referont sans doute, pour survivre, ce qu’ils font depuis mon incarcération.
            — Que font-ils ?
            — Ils demandent la charité dans les souks de la médina.
            — Ne t’inquiète pas pour tes parents, Redouane ! Ils auront de quoi vivre décemment jusqu’à ton retour à la maison.
            — Dans ce cas, Cheikh, je suis partant ! »
            Un éclair de satisfaction passa dans les yeux d’Abou Hamza ; sa face de mollah se dérida.
            « Alhamdou lillah ! susurra-t-il, grâce soit rendue à Dieu.
            — Moi, intervint le gros, l’air gêné, je partirais bien au djihad, Cheikh… Mais… mais j’ai… j’ai la phobie de l’avion…
            — L’as-tu déjà pris, au moins ? lui demanda Redouane, goguenard.
            — Non, jamais.
            — Pour une chose curieuse, dit-il en parodiant le gros, c’est bien une chose curieuse !
            — Quoi ? demanda ce dernier, un tantinet fâché.
            — Avoir la phobie d’un moyen de transport qu’on n’a jamais pris.
            — Je n’ai pas besoin de prendre l’avion, moi ; rien que de le voir passer par-dessus ma tête, je sens ma nuque se hérisser, et le sang se glacer dans mes veines.
            — Tu feras le voyage par les routes ! trancha Abou Hamza.
            — Si c’est par les routes, répondit le gros sans guère de conviction, je serais partant, Cheikh.
            — Je le serais volontiers aussi, dit l’albinos, incertain et perplexe, si ce n’était ce handicap physique qui est le mien.
            — Quel handicap ? demanda Abou Hamza, interdit.
            — Ma peau, Cheikh. Ma peau ne supportera pas l’ardent soleil de ces pays, là-bas. »
            Abou Hamza se tut, examinant tour à tour le visage et les mains de l’albinos, comme s’il venait juste de découvrir son problème cutané.
            « À l’impossible, nul n’est tenu ! »
            Abou Hamza se retourna vers moi. Les autres firent de même. Je me sentis le point de mire de tous les regards.
            « Et toi, Iydar ? me demanda-t-il.
            — Moi, dis-je en contemplant mes doigts, j’ai une mère âgée et seule. Mon incarcération l’a touchée à mort ; si, après, je m’en vais là-bas, elle n’y survivra pas.
            — Le vrai musulman, répliqua Abou Hamza sur un ton réprobateur, place Dieu au-dessus de tout, y compris de ses géniteurs !
            — Accorde-moi un temps de réflexion, Cheikh, lui demandai-je avec l’intention de mettre un terme à la fâcheuse discussion.
            — Le temps ne manque pas ici, Iydar ! Prends-en ce qu’il te faut pour réfléchir à loisir… »
            De la poche de sa gandoura, Abou Hamza tira un calepin, en arracha trois feuillets, y nota soigneusement deux numéros de téléphone, les mêmes à chaque fois.
            « Bismillah ! dit-il en tendant un feuillet à chacun, l’albinos excepté. Une fois libérés, ajouta-t-il, la voix soudain basse, vous téléphonerez en toute discrétion à l’un des deux numéros. Un frère en Allah vous répondra et vous fixera rendez-vous quelque part, en un lieu qu’il vous précisera le moment venu. »
            Les mains jointes, l’air plein de recueillement, Abou Hamza fit une longue prière pour nous et pour les nôtres, dans laquelle il demanda à Allah de hâter notre libération et de nous protéger de Satan l’abominé et de ses suppôts ; il acheva la prière par la lecture de la sourate Al-fatiha, la Préliminaire. Au moment où il prononça le « amine ! » final, un cliquetis se fit entendre, et la lourde porte de notre cellule s’ouvrit : Allouch se profila dans l’encadrement, l’air grave.
            « Salam ouâléïkoum ! » bredouilla-t-il à la cantonade.
            Il se tourna aussitôt vers Abou Hamza.
            « Rangez vos affaires, Abou Hamza !
            — C’est sans doute une grâce royale, n’est-ce pas ? demanda Redouane, badin.
            — La direction a décidé de vous changer de prison, précisa le gardien sans prêter attention à la plaisanterie du nabot.
            — C’est Allah qui décide ! releva Abou Hamza, inébranlable.
            — Où l’emmenez-vous ? s’enquit l’albinos.
            — Aucune idée.
            — Allah est omniprésent ! » répondit Abou Hamza, fermement.
            Ses maigres affaires vite fourrées dans une vieille sacoche sans couleur, Abou Hamza nous donna une accolade à la moudjahidine.
            « N’oubliez pas la promesse faite à Allah ! nous rappela-t-il sur le ton du Jugement Dernier, l’index pointé vers le haut. “N’est point musulman celui qui manque à sa promesse !” » ajouta-t-il, mi-sentencieux, mi-menaçant.
            Abou Hamza s’en fut derrière Allouch, sa sacoche pendue au bras, l’allure assurée. Le reverrais-je un jour ?



            Abou Hamza transféré, un apprenti menuisier de la médina prit sa place quelques jours plus tard. Le jeune homme avait été arrêté la veille dans un parc de la ville en possession de deux canettes de bière. Un mois de prison ferme, plus un mois supplémentaire pour avoir manqué de respect au juge. En réalité, le condamné n’aurait fait que lui poser une question : « Voudriez-vous m’expliquer, monsieur le Président, lui avait-il demandé après la prononciation du verdict, pourquoi vous m’envoyez en prison, moi qui n’avais en ma possession que deux canettes de bière, alors que les camions chargés d’alcool qui, tous les jours que Dieu fait, arrivent dans cette ville, ne sont jamais inquiétés ? » Irrité, le juge doubla aussitôt la peine pour outrage à magistrat, et menaça l’insolent de la quintupler s’il ne la bouclait pas !
            Avant de s’en aller, Allouch me tendit une enveloppe.
            « Tiens ! me dit-il, c’est une convocation émanant du procureur général. Ton procès s’ouvre demain à midi, au tribunal de première instance. Sois prêt une heure et demie avant.
            — Il s’y rendra à pied ou à cheval ? lui demanda Redouane, qui avait retrouvé son sens de l’humour.
            — Et pourquoi pas en limousine, tant qu’on y est ? répliqua le geôlier en pivotant sur ses talons. À la revoyure, les gars ! »
            Le lendemain à l’heure dite, Allouch et deux autres gardiens vinrent me chercher. Je me retrouvai dans le même bureau qu’à l’arrivée. Les formalités de transfert accomplies, un policier à la figure revêche me mit les menottes, et m’intima l’ordre de le suivre. J’obtempérai. Un autre, le visage figé dans une expression butée, fermait la marche. Les deux hommes n’échangèrent pas un mot. Je fus embarqué dans une fourgonnette largement ménopausée, la plate-forme arrière jonchée de mégots. Le portail de la prison s’ouvrit. Le véhicule s’ébranla, cracha un épais nuage de fumée noire. Une odeur de mazout brûlé s’épandit aussitôt dans l’air, tenace, nauséabonde. La fourgonnette emprunta une rue bordée de bigaradiers, tourna à droite, puis à gauche, puis encore à droite, et finit, je ne sais comment, par déboucher sur le boulevard Allal Elfassi. Je regardais la ville à travers la fenêtre arrière. Les trottoirs étaient bondés : des hommes, des femmes, des enfants… Beaucoup de jeunes couples vêtus à l’occidentale se baladaient, les yeux dissimulés par des lunettes de soleil sombres. Les plus hardis se tenaient par la main, comme des touristes européens. Quoique bigots et tout à fait incultes, la plupart de mes concitoyens aspirent à vivre dans la modernité ; mais les lois du pays, conçues au siècle dernier par des législateurs constipés de la cervelle, pèsent sur leurs têtes comme une épée de Damoclès.
            Le policier au volant donna un coup de frein sec, accompagné d’une salve d’avertisseur retentissante. Je regardai : c’était une charrette chargée de bric-à-brac qui, gênée par une grappe de motocyclistes à sa droite, peinait à céder le passage à la fourgonnette. Hors de lui, le policier fit une embardée pour doubler la charrette, évita de justesse un triporteur, faillit renverser un cycliste… Arrivé au niveau du charretier, un sexagénaire tout déplumé, il pencha la tête, hors de lui.
            « Âne bâté ! » fulmina-t-il.
            Le vieil homme se confondit en excuses.
            Nous accédâmes au tribunal à travers un portail couleur de la nuit. Les deux policiers, toujours silencieux et maussades, marchaient, l’un à ma droite, l’autre à ma gauche. Entre eux, j’avais l’air d’un saucisson pris entre deux tranches de pain. Nous empruntâmes un long couloir. Des bureaux fermés de part et d’autre ; des gens patientaient sur des bancs en bois, d’autres faisaient les cent pas. Sur les visages, inquiétude, peur, indignation, colère, hébétude. Le long couloir déboucha enfin sur une vaste cour bondée au milieu de laquelle trônait une fontaine sans eau, le bassin jonché de mégots. Des hommes et des femmes erraient, çà et là, à la recherche de quelqu’un ou de quelque chose. De temps en temps passaient un policier et un agent des Forces auxiliaires, se pavanant côte à côte avec leur air d’hommes qui en savent sur la vie plus que les autres…
            Nous pénétrâmes dans une salle d’audience portant, sur le fronton, le numéro 3. On me fit asseoir sur un banc en bois, un policier de chaque côté. Il y avait deux rangées : celle de droite était réservée aux hommes ; celle de gauche, aux femmes. Les avocats, emmitouflés dans leur robe noire, occupaient les bancs avant. Curieusement, il n’y avait dans la salle que de petites gens : des paysans, des ouvriers, des marchands ambulants… Tous attendaient, angoissés et inquiets. Une grosse femme, doublement voilée, posa une pile de dossiers verts sur le bureau central. Elle leva les yeux, jeta un coup d’œil indifférent sur le public puis se retira, roulant sous sa djellaba un majestueux fessier. Cinq minutes plus tard, le juge pénétra dans la salle, suivi de deux assesseurs. L’assistance se leva d’un bloc. Le juge, un gros poussah à triple menton, la tête plutôt sympathique, balaya la salle des yeux, du premier banc au dernier, comme s’il cherchait des récalcitrants : tout le monde était en position debout. Il prit place dans son imposant fauteuil à bascule et ordonna, d’un geste, à l’assistance de se rasseoir. Le chaouch3 entre-ferma les battants de l’entrée. Un silence relatif se fit. Le juge ouvrit le premier dossier, appela les prévenus par leurs noms et prénoms. Deux hommes d’une quarantaine d’années se présentèrent à la barre – deux paysans, j’allais l’apprendre un peu plus tard, en conflit pour le tracé d’une haie. Leurs avocats s’avancèrent, armés de paperasse. Le juge appela les témoins. Personne ne se présenta. Un de ses deux assesseurs les rappela, plus fort. En vain. Le juge glissa le dossier sur le bureau en direction de son assesseur de gauche, lui dictant en arabe classique : « Présence des deux prévenus. Absence des témoins. Audience reportée au mercredi 22 mai. » Il passa à l’affaire suivante : un crêpage de chignon entre deux bonnes femmes à la sortie d’un hammam. À peine la lecture de l’acte d’accusation terminée, l’avocat de l’accusée releva un vice de forme, qu’il expliqua dans un jargon juridique des plus abscons, demandant, en conséquence, l’annulation de la procédure. Le juge reporta l’audience.
            En trois quarts d’heure à peine, une vingtaine d’affaires furent ainsi expédiées.
            Mon nom prononcé, je me présentai à la barre, accompagné de mon avocat nommé d’office – un petit homme maigre, aux cheveux filasse, à la figure anémiée. L’un des deux policiers m’ôta les menottes ; l’autre m’accompagna à la barre, et se tint à deux ou trois pas derrière moi.
            « C’est bien vous, Iydar Amezzi ? me demanda le juge.
            — Oui, monsieur le Président.
            — Vous êtes accusé de relation sexuelle illégitime, d’atteinte à la pudeur publique, d’agression physique et verbale de deux gendarmes en service et de protection d’un, ou plutôt, d’une complice. Qu’en dites-vous ?
            — Je reconnais, monsieur le Président, avoir été en compagnie d’une camarade de classe, dont j’ai délibérément tu le nom ; le reste est une invention du brigadier de gendarmerie pour aggraver ma situation.
            — Pourquoi aurait-il cherché à aggraver votre situation ?
            — Parce que j’ai dénoncé son abus de pouvoir à mon égard. Et sans doute aussi parce que je suis pauvre.
            — Où est le rapport ?
            — Monsieur le Président, tout le monde sait que nos gendarmes et policiers préfèrent avoir affaire aux riches plutôt qu’aux pauvres. »
            Des rires se déclenchèrent dans la salle. Le juge regarda ses deux assesseurs avec un petit air amusé.
            « Reconnaissez-vous avoir porté atteinte à la pudeur publique ?
            — Non, monsieur le Président.
            — Racontez-nous ce qui s’est passé sans biaiser. C’est inutile de biaiser avec la justice.
            — L’un de nos professeurs ayant été absent, nous sommes partis, une camarade de classe et moi, faire un tour dans les champs attenants au lycée. C’était une chaude après-midi. Nous nous sommes assis à l’ombre d’un amandier en attendant l’heure du cours suivant. Un quart d’heure plus tard, les deux gendarmes arrivent et décident de nous embarquer de force. Alors qu’ils me traînent sans ménagement vers leur véhicule garé à un jet de pierre de là, ma camarade prend la fuite.
            — Et vous ?
            — Moi, j’ai été roué de coups puis embarqué.
            — Que faisiez-vous sous l’amandier ?
            — On… On… On flirtait un peu, monsieur le Président.
            — Soyez plus explicite !
            — On échangeait des… des mots tendres ainsi que… ainsi que quelques gestes qui ne prêtent pas à conséquence…
            — C’est tout ? »
            Des rires se déclenchèrent partout dans la salle. Le président lui-même ne put s’empêcher de rire ; ses grosses joues se creusèrent de deux fossettes de bébé ; ses assesseurs l’imitèrent – une hilarité générale qui détendit un peu l’ambiance dans la salle. Deux bonnes minutes s’écoulèrent ainsi avant que la salle ne retrouvât le silence.
            « Pourquoi avez-vous refusé de communiquer le nom de la fille aux enquêteurs ?
            — Pour lui épargner les ennuis.
            — Voudriez-vous livrer son nom à la justice ?
            — À une condition, monsieur le Président.
            — Laquelle ?
            — Que la justice ne la convoque pas. »
            Le président écarquilla les yeux, étonné.
            « Quel âge avez-vous ?
            — Dix-huit ans.
            — En quelle classe êtes-vous ?
            — Terminale.
            — Sciences ou lettres ?
            — Lettres. »
            Le juge pencha la tête vers son assesseur de droite, avec lequel il échangea un conciliabule.
            « Avez-vous quelque chose à ajouter, Maître ? demanda-t-il à mon avocat.
            — Non, monsieur le Président ! répondit celui-ci avec une voix nasillarde.
            — Au nom de Sa Majesté, déclara solennellement le président, le dénommé Iydar Amezzi est condamné à deux mois de prison, dont un ferme. »
            Il obliqua vers l’avocat.
            « Avez-vous quelque objection, Maître ?
            — Non, monsieur le Président.
            — Vous avez une semaine pour faire appel.
            — Nous ne ferons pas appel, monsieur le Président.
            — L’affaire est donc close ! » conclut le juge en refermant le dossier.
            Pendant que le policier me remettait les menottes, mon avocat pencha sa figure étiolée vers moi.
            « Ce verdict est une victoire pour nous ! me dit-il, triomphant.
            — Vous appelez ça une victoire, Maître ? lui demandai-je.
            — Bien sûr que c’en est une, puisque le juge n’a pas pris en considération la soi-disant agression verbale et physique sur les deux gendarmes.
            — Je suis innocent, Maître !
            — Mais j’en suis tout à fait certain, Omar ! répliqua-t-il.
            — Iydar, Maître.
            — Excuse-moi, Iydar. Je confonds avec un autre client… Mais de quoi parlions-nous déjà ? J’ai complètement perdu le fil de ma pensée.
            — De l’appel, Maître.
            — Oui, de l’appel ! Je disais qu’il serait complètement inutile d’aller en appel, étant donné que tu seras remis en liberté dans deux jours. »
            Il me fit un petit sourire affecté puis s’éclipsa. Les deux policiers me reconduisirent à la prison. Comme à l’aller, ils n’échangèrent pas un mot durant tout le trajet.
            3. Appariteur des Services publics.



            Le chauve à la figure plate me tendit un imprimé en quatre exemplaires :
            « Signe en bas, à gauche !
            — C’est quoi ceci, sidi ?
            — Ça atteste que tu as purgé la totalité de ta peine. »
            Je signai. Il me donna un petit sac en plastique portant une étiquette.
            « Tes affaires ! »
            J’y retrouvai mon téléphone portable, mes lacets, ma gourmette de pacotille et quelques pièces jaunes.
            Le garde prénommé Allouch et son collègue m’accompagnèrent. Juste avant la sortie, Allouch m’indiqua un banc en béton armé.
            « Assieds-toi, me dit-il, et remets tes lacets. Nous tenons à te rendre à la cité dans une tenue soignée ! » ajouta-t-il, badin.
            L’opération s’avéra compliquée, le bout des lacets s’étant effiloché. Je me contentai donc de les passer dans les deux premiers et les deux derniers œillets de chaque soulier avant de faire un nœud. J’avais hâte de quitter les lieux, de savourer ma liberté retrouvée, de respirer un autre air que celui, délétère, de la prison, de croiser des personnes autres que les détenus et les gardiens… Arrivés devant la porte, un gardien la déverrouilla, en ouvrit le battant gauche. Allouch me fit signe d’avancer.
            « Jette sept cailloux blancs par-dessus ton épaule ! me dit-il dès que j’eus franchi le seuil.
            — Pourquoi ?
            — Pour ne plus jamais remettre les pieds dans ces lieux.
            — Navré, s’di Allouch, je ne suis pas superstitieux ! »
            À peine eus-je fait quelques pas qu’une question complètement insensée me vint à l’esprit : et si le chauve à la figure plate se décidait à me faire rattraper ? Je pris peur et élevai aussitôt le rythme de ma marche, soucieux de mettre le plus de distance possible entre le sinistre bâtiment et moi.
            Au premier carrefour, je fis une pause, l’haleine courte, le corps en nage. Les crêtes enneigées du Haut Atlas se découpaient à l’horizon. J’en reconnus surtout une, le faîte acéré comme le croc d’une bête préhistorique. Asni se situe au pied de cette montagne, aisément reconnaissable parmi toutes les autres. Je repris la marche dans sa direction, le pas pressé, le cœur en fête. Il me tardait de rentrer chez moi, de retrouver ma mère, de retrouver la paix douce et recueillie de la maison… Je me réjouissais intérieurement de cette perspective, lorsqu’une question vint soudain ­moucher ma joie : comment allais-je rentrer chez moi sans argent ? Je retirai les quelques pièces jaunes qui cliquetaient piteusement dans ma poche, les comptai : dix-huit centimes, même pas de quoi me payer un pain rond. Je m’arrêtai un moment sous les bras feuillus d’un eucalyptus. Moi, pensif ; lui, royalement indifférent. Il n’y a rien de plus froid, de plus égoïste qu’un arbre. En face de moi, de l’autre côté de la rue, se dressait une gigantesque affiche publicitaire sur laquelle on voyait un jeune couple européen, tout de blanc vêtu, jouer au golf, la figure barrée d’un large sourire. « Emparez-vous du bonheur ! » disait l’inscription en caractères blancs sur fond vert, qui occupait toute la partie supérieure de l’image. En bas, à droite : « Appartements haut standing à partir de 900 000 dirhams seulement ! » Pourquoi « seulement » ? me demandai-je, irrité. Il faut dire que je n’ai jamais porté les adverbes dans mon cœur, ces vulgaires parasites qui débauchent les mots, les vrais, et leur font dire ce qu’ils ne disent pas. De toutes les catégories lexicales françaises, ce sont les adverbes qui me dérangent et m’agacent le plus ; je les trouve souvent artificieux, fanfarons, hypocrites, menteurs… bref, inutiles ! On a beau dire qu’ils donnent des informations sur ce que pense le locuteur, précisent les circonstances, indiquent le degré, ils n’en sont pas moins inutiles à l’expression, aussi bien verbale qu’écrite. Si un jour, par quelque miracle, les adverbes venaient à disparaître, la langue française ne s’en porterait que mieux. 900 000 dirhams seulement ! Je recomptai mes pièces jaunes ; le résultat fut immuable : dix-huit centimes. À Marrakech, je n’avais ni famille ni ami pour me tirer d’embarras. Je ne pouvais pas non plus tendre la main ; mon amour-propre s’en soulèverait de dégoût et d’indignation. Il ne me restait donc que l’auto-stop ; encore fallait-il que quelque usager de la route daignât me prendre.
            Je parcourus plus de deux kilomètres sous un soleil accablant avant de me décider à lever le pouce en direction des voitures. Les réactions des conducteurs différaient : certains s’excusaient poliment d’un furtif signe de la main, l’air de dire qu’ils manquaient de place libre – bien que ce ne soit pas toujours vrai. D’autres me jetaient un coup d’œil réprobateur ; quelques-uns faisaient mine de ne pas m’avoir vu ; d’autres encore me gratifiaient d’un sourire énigmatique, que je ne savais comment interpréter. Après une énième vaine tentative, je me retournai pour continuer mon chemin, lorsqu’un triporteur vint freiner à mon niveau, de son propre chef.
            « Où vas-tu ? me demanda le conducteur, un affreux louchon au crâne garni d’une toison chenue et crasseuse.
            — Asni.
            — Moi je m’arrête avant, à Tahennaoute. Veux-tu que je t’y dépose ?
            — Oui, je voudrais bien, mais je n’ai pas d’argent… »
            Le louchon me détailla des yeux, suspicieux.
            « Tu paies autrement, l’ami ! me dit-il en se grattant l’occiput.
            — Comment ça, “autrement” ? lui demandai-je, horripilé une fois de plus par l’adverbe.
            — En nature ! répondit-il, le museau barré d’un sourire mauvais. Je peux même, si tu acceptes, te conduire jusque chez toi, là-haut…
            — Mon zob à fond dans ton croupion ! lâchai-je en le fixant dans les yeux. Ça te va, comme paie en nature ? »
            Stupéfié, le louchon redémarra sans demander son reste. Je repris la marche, et l’auto-stop avec. Un quart d’heure plus tard, une voiture quitta la route et alla s’arrêter sur le bas-côté, une cinquantaine de mètres plus loin. Je courus dans un nuage de poussière, penchai la tête vers la vitre à moitié baissée : c’était une Européenne d’un certain âge, et seule.
            « Bonjour, madame !
            — Bonjour ! Allez-vous à droite ou à gauche ?
            — À gauche.
            — C’est bon, montez. »
            C’était une Peugeot 306 gris comète, flambant neuve. L’intérieur, d’une propreté impeccable, fleurait un mélange de quelque parfum haut de gamme et de bon tabac jaune.
            « Vous allez où exactement ?
            — Asni.
            — N’est-ce pas le dernier village avant Ouergane ?
            — Tout à fait, madame. »
            La femme était une quinquagénaire au corps tenant encore bien la route, le teint clair, les contours augustes, les cheveux courts et coupés en un carré dégradé, les yeux dissimulés par des lunettes de soleil, les lèvres teintes d’un rouge vif – une jolie femme, en somme. Elle prit un paquet de Marlboro light qui traînait sur le tableau de bord, et me le tendit.
            « Une cigarette ?
            — Merci ; je suis non-fumeur. »
            Elle reposa le paquet.
            « Mais la fumée ne me gêne absolument pas ! me hâtai-je d’ajouter.
            — Dans ce cas, j’en allume une. »
            Elle reprit le paquet, en extirpa une cigarette, la fixa entre ses lèvres, actionna le briquet, l’alluma, tira une bouffée… Ses gestes étaient lents, élégants, ponctués par des pauses, comme dans certaines scènes de film où chaque geste compte.
            « Vous êtes donc d’Asni ? me demanda-t-elle en restituant sa fumée.
            — Oui.
            — Il n’y a pas de moyen de transport pour s’y rendre ?
            — Si, il y en a ; mais en ce moment, je suis désargenté.
            — Ce sont des choses qui arrivent ! remarqua-t-elle. Quand j’étais élève au collège puis, un peu plus tard, au lycée, il m’arrivait aussi de faire l’auto-stop pour rentrer chez moi à la fin de la semaine. Mon père me donnait bien l’argent du ticket retour, mais je le claquais avant ! Vous êtes étudiant, j’imagine ?
            — Lycéen.
            — Vous avez donc claqué l’argent du retour ? » dit-elle en riant.
            Je ris aussi, de bon cœur. S’ensuivit un silence. La dame conduisait en tirant sur sa cigarette. De temps en temps, elle jetait un coup d’œil sur le paysage défilant sous le soleil. Il faisait vraiment un temps magnifique.
            « Vous êtes en quelle classe ? me demanda-t-elle après avoir jeté son mégot dans le cendrier.
            — Terminale.
            — Sciences ou lettres ?
            — Lettres.
            — Moi aussi, j’ai fait des études de lettres. Il n’y a pas de lycée dans votre village ?
            — Si.
            — J’aime bien l’entrée de cette ville. Elle s’appelle comment déjà, cette jolie petite ville ? Je n’arrive pas à en retenir le nom.
            — Tahennaoute.
            — Tanaoute.
            — Tahennaoute !
            — Ta’a… Ta’a’a… Je n’arriverai jamais à parler correctement votre langue, même avec toute la meilleure volonté du monde !
            — J’avoue que c’est une langue difficile, madame.
            — Ce sont surtout les consonnes gutturales qui me posent problème : le kh…, le â’a…, le… J’arrête sinon mes cordes vocales, déjà bien entamées par la fumée, se rompront ! »
            À la sortie de Tahennaoute, elle alluma une autre cigarette, baissa un peu plus la vitre de son côté.
            « J’adore ce hameau, là-bas, sur le flanc de la montagne. »
            Elle ralentit, quitta la route, s’arrêta sur le bas-côté.
            « Je vais le prendre en photo. »
            À peine eut-elle mis les pieds à terre que quatre quidams surgis de nulle part la prirent d’assaut, les bras chargés de bijoux de pacotille : des colliers de tout genre, des bagues, des bracelets…
            « Je suis désolée, leur dit-elle, mais je ne veux rien acheter.
            — Prenez au moins une petite chose ! dit l’un, l’implorant ou presque. Un petit souvenir du pays, ça fera toujours plaisir et, en plus, ça ne coûte pas cher !
            — Au moins cette petite bague en argent pur, ma gazelle ! renchérit l’autre en roulant les “r”. Elle ­appartenait à S’tti Fadma, une sainte berbère du pays. Elle vous portera bonheur, j’en suis sûr et certain !
            — Ou encore ce magnifique bracelet en cuivre ancien, conçu spécialement pour conjurer le mauvais sort !
            — Nous n’avons encore rien vendu de la journée, madame !
            — Je vous jure par Yakouch, notre Dieu berbère, que nous sommes encore à jeun, nos femmes et nos enfants aussi !
            — … »
            La dame regagna sa voiture.
            « Elle n’a pas d’argent liquide ! intervins-je dans la langue du pays.
            — Toi, amateur de couchers de soleil, ta gueule ! » me lança un bossu à cheveux roux tondus ras, tellement ras qu’on lui voyait la peau du crâne.
            La dame redémarra.
            « Qu’Allah te fasse choper une hémorroïde aiguë ! lui cria le bossu en arabe dialectal.
            — Chienne en chaleur ! lança un autre. Va te faire gratter la chatte par ton gigolo à deux sous !
            — Couguar mal baisée !
            — Pute du cul !
            — …
            — Qu’est-ce qu’ils disent ? me demanda la dame.
            — Ils manifestent leur colère, me contentai-je de lui rapporter, de peur de la choquer.
            — Ils sont vraiment embêtants, ces gens-là ! »
            Elle se retourna, jeta un dernier coup d’œil sur le hameau.
            « Il est magnifique, ce patelin accroché au côté de la montagne comme un puceron au flanc d’une bête. Vous en connaissez le nom ?
            — Aourir.
            — Aourikh ! Aourikhhh ! En plus, je suis incapable de rouler les “r” comme vous. Décidément, l’arabe et moi, nous faisons deux ! »
            Passé le virage, la route entama à gauche, vers l’est, une descente légère, délimitée d’un côté par le pied de la montagne ; de l’autre, par un muret en pierre taillée faisant office de barrière de sécurité. Aourir était à présent derrière nous, complètement englouti par la montagne. Après un virage en épingle à cheveux, l’un des plus difficiles à négocier dans la région, la route remontait de l’autre côté, en pente raide. Et le douar réapparut en contrebas, à droite, dans toute sa splendeur rustique.
            « Le revoilà, mon patelin ! » jubila la dame, ravie.
            Elle serra à droite, freina au bord du ravin. De là, Aourir était nettement visible à l’œil nu, l’altitude et la lumière aidant. La dame saisit son appareil photo, pencha la tête à travers la fenêtre, prit quatre ou cinq clichés.
            « C’est une merveille, ce petit village ! Les maisonnettes sont en boue, n’est-ce pas ?
            — En pisé, rectifiai-je.
            — C’est aussi à base de terre, le pisé ?
            — De la terre argileuse délayée avec des cailloux, de la paille, et comprimée. »
            (Vous vous en doutez, mais ces mots, comme tous les autres, sont de l’auteur ; moi, le narrateur-personnage, je parle un français approximatif, malgré dix années d’« apprentissage » à l’école publique. Normal, je suis de la génération sacrifiée, celle ayant subi de plein fouet l’arabisation de l’enseignement – politique absurde, s’il en est, adoptée pour abrutir mes concitoyens et faire ­plaisir aux potentats primitifs qui règnent sur le Moyen-Orient. Un jour viendra, j’en suis sûr, où les concepteurs de ce poison seront jugés et condamnés, même à titre posthume.)
            Deux kilomètres plus loin, la dame repéra un autre douar, plus petit qu’Aourir.
            « En voilà un autre que j’aime bien aussi. »
            Elle s’arrêta, descendit de la voiture, l’appareil photo aux aguets. Heureusement, pas un fâcheux ne se manifesta cette fois-ci. Elle prit une série de photos, tranquillement.
            « Vous connaissez le nom de celui-ci ?
            — Irakken.
            — Ighakken ! reprit-elle sans rouler le “r”, Ighakken ! Ai-je bien prononcé le nom, cette fois-ci ?
            — Très bien ! répondis-je par complaisance.
            — Pour une fois, dit-elle, contente, je prononce un mot sans l’écorcher. »
            Elle admira encore le hameau.
            « Si vous voulez le visiter, lui proposai-je, je peux vous y conduire.
            — J’aimerais tellement ! dit-elle, ravie. Ça ne vous dérange pas ?
            — Pas du tout. »
            Elle remonta les vitres de la voiture, prit son sac à main, referma les portières. Le chemin menant à Irakken dévalait une pente escarpée – un sentier caillouteux, accidenté, glissant par endroits. La dame avançait avec les précautions des gens habitués à marcher sur des sols asphaltés et plats. Nous traversâmes la vallée, puis le pont. Au pied de la montagne, nous fîmes une pause à l’ombre d’un olivier séculaire.
            « Je m’appelle Évelyne.
            — Enchanté. Moi, c’est Iydar.
            — Enchantée, Idagh. »
            Elle me tendit une main à la peau diaphane.
            Nous entamâmes l’ascension vers le hameau. Le sentier serpentait sur le flanc de la montagne, abrupt et pierreux. Au deuxième tournant, un mulet chargé de fourrage nous rattrapa. Évelyne voulut lui céder le passage mais elle glissa sur un caillou, perdit l’équilibre… J’intervins in extremis et la redressai par la taille, lui évitant ainsi une chute certaine. Le contact de ses chairs appétissantes déclencha en moi un trouble immense que j’eus, par la suite, bien de la peine à discipliner. Le muletier, un petit homme sec au visage buriné, se confondit en excuses dans la langue du pays.
            « Rien de grave ! lui répondis-je.
            — Plus de peur que de mal ! » ajouta Évelyne.
            Elle se tourna vers moi.
            « Merci beaucoup, Idagh ! Vous m’avez évité la chute, peut-être même quelque chose de plus grave. »
            Nous arrivâmes enfin à l’orée du douar. Évelyne était hors d’haleine ; son teint clair avait viré au rose, des gouttelettes de sueur perlaient sur son front et sur ses joues. Je m’arrêtai un moment, le temps qu’elle reprît souffle. Irakken comptait une quarantaine de maisonnettes en torchis, basses de plafond, les façades percées de deux minuscules fenêtres. Nous prîmes une venelle traversant le douar du bas vers le haut, une espèce d’artère principale. Les portes étaient fermées, les fenêtres aussi. Pas un bruit, pas un signe de vie : on eût dit un village abandonné. Quelques maisonnettes plus loin, nous fîmes enfin une première rencontre : deux garçonnets qui jouaient avec rien sur un ­monticule de fumier. Ils interrompirent aussitôt leur jeu, nous considérant avec de grands yeux étonnés.
            « Bonjour, les enfants ! » leur lança Évelyne, sourire aux lèvres.
            Pour toute réponse, les deux gamins baissèrent la tête, timides. Nous les dépassâmes. Ils reprirent leur jeu. Au coin de la ruelle, nous fîmes une deuxième rencontre : une vieille femme, vêtue à l’ancienne, qui prenait le frais devant sa masure, le regard perdu au loin, l’air songeur. Évelyne s’arrêta devant elle, subjuguée, comme face à une merveille.
            « Puis-je la prendre en photo ? me demanda-t-elle.
            — Attendez que je lui demande la permission. »
            Je m’approchai de la vieille femme, la saluai. Son visage et tout son corps demeurèrent de marbre. Je réitérai mon salut, plus fort. Pas la moindre réaction.
            « N’insiste pas, jeune homme ! me dit un vieil homme en djellaba et turban surgi d’une espèce de poulailler attenant à la masure. Elle est aveugle, sourde et muette.
            — Je voulais juste lui demander si elle permet à la dame de la prendre en photo.
            — Elle peut même la prendre tout entière ! répondit le vieux dans un éclat de rire, dévoilant une bouche complètement démeublée. Je convolerais aussitôt en justes noces ! »
            Comme le vieux semblait d’humeur à palabrer, je lui demandai pourquoi le douar était si dépeuplé.
            « Les jeunes sont tous partis en ville, à la recherche de l’argent ! Seuls les vieux comme nous restent.
            — Ils reviennent parfois ?
            — Oui, une à deux fois l’an, à l’occasion d’une fête ou d’un enterrement… Ils restent quelques jours puis ils rebroussent chemin et s’en retournent dans leurs bidonvilles, là-bas.
            — Ont-ils trouvé au moins ce qu’ils cherchaient ?
            — Ils ont surtout grossi, répondit le vieux en pouffant, à force de bouffer du poulet aux hormones et le pain à base de farine industrielle ! Quelques-uns reviennent à bord d’un tacot déglingué et asthma­tique, le port de tête altier, le nez harnaché de lunettes de soleil, la bedaine dégringolant jusqu’aux genoux, un téléphone portable chevillé à la main… Certains, pour faire de l’épate, se mettent même à parler arabe. Mais, rassure-toi, ils ne trompent personne ici : les vieux du village voient bien que ce sont des pauvres qui se prennent pour des riches, des imposteurs, quoi ! Ils ont abandonné la terre de leurs ancêtres, renié leur langue et leur culture. Pour les punir, Dieu les a égarés. Ils passeront leur vie à courir comme des dératés, sans jamais trouver ni fortune ni bonheur. »
            Évelyne voulait savoir ce que disait le vieil homme. Je lui traduisis comme je pouvais ; traduire est un exercice toujours malaisé et, parfois, périlleux.
            « C’est un sage, ce vieillard ! » conclut-elle.
            Nous prîmes congé de lui. Il retourna dans son ­poulailler tout en continuant de déblatérer contre la jeunesse séduite par le mirage de la ville. Nous reprîmes le chemin du retour.
            En descendant vers la vallée, Évelyne aperçut une petite bâtisse située au pied de la montagne, un peu en amont.
            « Regardez là-bas, Idagh ! Une maisonnette isolée et solitaire : on dirait un ermitage.
            — Ce n’est pas un ermitage, répondis-je bien que le mot me soit totalement inconnu.
            — C’est quoi, alors ?
            — Un moulin, probablement.
            — Hydraulique ou électrique ?
            — Ni l’un ni l’autre ! répondis-je. C’est un moulin à eau.
            — On dit moulin à eau ou moulin hydraulique, m’apprit-elle, “hydraulique” étant l’adjectif qui vient du mot “eau”. »
            Comment l’aurais-je su, le nom et l’adjectif n’ayant rien en commun ?
            Nous fîmes un petit détour pour nous rendre sur le lieu. Comme tous ses semblables au pays, ce ­moulin à eau avait cessé son activité depuis l’arrivée des moulins électriques, beaucoup plus rapides et totalement indépendants des cours d’eau. La meule et tout le mécanisme artisanal l’accompagnant étaient encore là, des grains d’orge et de blé éparpillés tout autour, une fine couche de farine collant aux parois… Évelyne avança vers la cavité, se cassa en deux, la tête penchée vers le creux pour voir les ailes de la turbine au contact de l’eau. Ce faisant, elle offrit à mes yeux un fessier plantureux à souhait, aux contours harmonieux, au galbe parfait – un festin en somme. Mon cœur bondit dans ma poitrine, ma respiration s’accéléra, mon sexe remua sous mon pantalon puis se redressa, raide comme un gourdin. Un trouble extrême s’empara de moi, estompant mes sens l’un après l’autre. C’était comme une espèce d’assaut libidinal qui, en un battement de cils, fit balancer mon être entier dans l’animalité. La seconde d’après, mes bras enlacèrent les hanches d’Évelyne avec une violence de fauve en furie, mon bas-ventre s’accola à ses fesses… J’étais inconsciemment parti pour un viol caractérisé, de quoi retourner le jour même au pénitencier de Boulemharez pour Dieu sait combien d’années à l’ombre. Mais c’était sans compter sur la compréhension et la générosité d’Évelyne.
            « Qu’est-ce que tu fais ? me dit-elle en riant. Mais tu es fou ! »
            Elle se redressa et se retourna vers moi, les paupières closes, les lèvres en avant. Je les pris dans les miennes. Elles étaient douces, sentaient un peu le tabac. Je déboutonnai son pantalon, impatient et fébrile.
            « Tu es sûr que personne ne vient par ici, Idagh ? me demanda-t-elle.
            — C’est un moulin hors service, Évelyne. Il ne sert probablement plus qu’à abriter les amours clandestines des paysans. »
            Je lui demandai de regarder à nouveau les ailes de la turbine au contact de l’eau. Elle se plia en pouffant, repencha la tête vers la fosse. Je baissai le pantalon, puis le slip noir en tulle brodé. Et j’entrevis le paradis : deux éminences charnues, rondes, pulpeuses, d’une blancheur à rendre la neige jalouse. La suite et tout le reste coulaient de source : je dégageai mon dard haletant et le plantai dans la fente épilée d’Évelyne, d’une traite, jusqu’à la racine. Elle émit un gémissement de plaisir et de douleur mêlés ; mon envie n’en devint que plus ardente.
            Ma soif étanchée, Évelyne se redressa, ivre de plaisir. Je la repris dans mes bras. Nous nous embrassâmes de nouveau, longuement, amoureusement.
            « Merci, Idagh, pour ce moment de bonheur ! me dit-elle. J’espère qu’il y en aura d’autres… et dans un cadre plus confortable. »
            Nous reprîmes le chemin du retour, épuisés et silencieux comme deux guerriers après une bataille perdue.



            Pour m’épargner les rencontres compromettantes et les salamalecs assommants qui s’ensuivent inévitablement, je demandai à Évelyne de me déposer à l’entrée du village.
            « Je te passerai un coup de fil demain », me promit-elle en redémarrant.
            Et elle poursuivit sa route vers Ouirgane, village situé à une dizaine de kilomètres plus haut. Évelyne avait prévu de déjeuner à La Roseraie, un restaurant de luxe situé « au cœur d’un lieu magique », à en croire le panneau publicitaire planté à la sortie d’Asni.
            Je pénétrai aussitôt dans les champs, pris un sentier boueux, épineux par endroits. L’air y était imprégné d’un agréable mélange d’herbes, de terre et d’eau. Arrivé devant la maison, je glissai la clé dans la serrure, ouvris subrepticement la porte, avançai à pas feutrés à travers le vestibule, décidé à faire la surprise à ma mère. La maison baignait dans le silence. J’avançai jusqu’au patio au carrelage terni. Bassou, notre vieux chat, faisait un somme à l’entrée de la cuisine. (Je ne sais si somme est le mot approprié, le vieux matou passant le plus clair de son temps dans les bras de Morphée !) Il entrouvrit les yeux, me jeta un coup d’œil puis, m’ayant reconnu, se rendormit, indifférent. Je passai la tête à travers l’encadrement du salon : ma mère était là, la face en direction de La Mecque, abîmée dans sa prière. Je patientai. Un silence de tombe régnait sur le lieu : on y aurait entendu zézayer une mouche. Au moment où ma mère se retourna de mon côté en prononçant le salam ouâléïkoum final, elle se figea, les yeux écarquillés, l’air interloqué, se demandant sans doute si elle n’était pas victime de quelque illusion. Je courus vers elle, l’enlaçai, la serrai vigoureusement contre moi. Nous demeurâmes ainsi pendant une dizaine de minutes, peut-être davantage. Un instant, je l’entendis murmurer un ardent remerciement à Dieu pour avoir exaucé ses prières.
            En un mois, ma mère avait vieilli de dix ans, et elle avait beaucoup maigri. Je lui demandai pardon.
            « De quoi, mon fils ?
            — De t’avoir fait souffrir, mère.
            — C’est le destin, mon fils ! dit-elle, résignée. Le Maître de l’Univers a voulu nous faire vivre cette ordalie… Que mes souffrances et les tiennes soient la rémission de nos péchés, de ceux de nos parents et grands-parents, amine ! »
            Pour fêter mon retour à la maison, ma mère prépara un tajine de poulet aux olives et citron macéré – plat des grandes circonstances, s’il en est. Pendant que le tajine mijotait sur le brasero, elle m’énuméra les démarches qu’elle avait faites afin que le Très-Haut hâtât ma remise en liberté : trois visites au mausolée de Moulay Brahim, le saint des saints ; une offrande assez rondelette à sidi Boujemaâ, l’imam de la grande mosquée d’Asni ; un grand couscous offert aux enfants ; deux pains de sucre envoyés à sidi Chamharouch, le roi des génies malfaisants…
            « À chaque prière, ajouta-t-elle après un silence, je levais mes paumes au Ciel et implorais Allah le Clément, le Compatissant, de te rendre ta liberté ! J’ai demandé à toute la famille de faire de même, aux amis, aux voisins… Je le demandais aussi à tes camarades d’école qui venaient de temps en temps aux nouvelles.
            — À propos de l’école, mère, j’ai décidé de ne plus y retourner.
            — Tu quittes l’école sans avoir obtenu de diplôme ? fit-elle, stupéfaite.
            — Les diplômes ne mènent plus à rien, mère. Je connais des jeunes avec des diplômes de haut niveau et qui n’arrivent pas à trouver du travail. Certains en cherchent vainement depuis des années… Non, mère, il est temps que je me mette au travail, pour enfin t’épauler un peu.
            — Fais comme bon te semble, mon fils ! me dit-elle après un silence. Seulement, il ne faut plus jamais que tu aies affaire aux gendarmes ! Si, par malheur, tu retournes en prison, je n’y survivrai pas. »
            Je lui promis de tout faire désormais pour éviter cette engeance.
            Le lendemain vers midi, la sonnette de mon téléphone portable retentit : c’était Évelyne. Elle venait aux nouvelles. Je la remerciai. Est-ce que nous pouvions nous revoir ? Avec plaisir. Elle me proposa de nous rencontrer le surlendemain matin vers dix heures et demie, onze heures, au café de la Poste. Est-ce que je connaissais le café de la Poste ? Oui… Enfin, non, pas vraiment…
            « Tu dois sûrement connaître la Grande Poste de Guéliz ?
            — Oui, je la connais.
            — Eh bien, le café éponyme (éponyme ?) se situe juste derrière. Impossible de le louper. »



            J’empruntai cinquante dirhams à H’mad Azentar, l’épicier du village. L’homme, toujours prêt à rendre service, m’avait, à maintes reprises, tiré d’embarras en me prêtant un ou deux billets. Cinq minutes plus tard, je pris la route de Marrakech à bord d’un minibus bondé. Nous étions une trentaine dedans, serrés les uns contre les autres comme des sardines en boîte. Certains passagers protestaient. Le chauffeur, un teigneux aux traits simiesques, la chemise souillée de taches, continuait de ramasser d’autres passagers le long de la route, appelant les protestataires à faire preuve de patience car, leur répétait-il, « la patience est une vertu musulmane. »
            Arrivé à Guéliz, je fis le tour de la Grande Poste : aucune trace du café Éponyme. Je me renseignai auprès des piétons. Le premier, un freluquet en costume et cravate, étira les lèvres et hocha la tête de gauche à droite. Pas un son ne sortit de sa bouche.
            « Le café Éponyme ? me répondit un autre. Jamais entendu !
            — Ne vous fatiguez pas ! décréta un troisième. À Guéliz, il n’y a pas de café portant ce curieux nom.
            — Tu es sûr que c’est à Marrakech, le café Éponyme ? me demanda, étonné, un quinquagénaire de mise soignée. C’est plutôt en Grèce que tu peux trouver un café portant un nom pareil. »
            Je renonçai, de guerre lasse. Évelyne s’était sans doute trompé de nom, ou peut-être l’avait-elle mal prononcé… Elle finirait par me téléphoner. Je m’accroupis, le dos contre le mur arrière de la poste, et patientai. En face de moi, de l’autre côté de la rue, je pouvais voir un établissement portant le nom de café de la Poste, l’entrée gardée par un agent de sécurité taillé en hercule forain. Une vingtaine de clients, en majorité des Européens, occupaient la terrasse : certains pataugeant dans un journal, d’autres pianotant de l’index sur l’écran de leur téléphone portable. Deux jeunes et jolies serveuses en jupe noire et chemisier blanc papillonnaient entre les tables, un petit plateau à la main ; une troisième, un peu en retrait, le corsage décolleté, la poitrine insolente, épiait leurs déplacements. Visiblement, ce n’était pas un café pour les gens de ma condition. Je détournai les yeux, en quête d’une autre occupation. Au même moment, j’aperçus une Peugeot 306 gris comète se dégager du rond-point. Je me redressai aussitôt, avançai vers le trottoir. C’était Évelyne. J’agitai la main dans sa direction. Elle m’aperçut, s’arrêta devant le café. Je montai. Elle pencha le visage vers moi. Je lui fis la bise. Elle sentait bon : une fragrance subtile, légère, infiniment sensuelle.
            Évelyne portait une chemise de coton blanche sans col, un blue-jean délavé et des mocassins en maroquin noirs, style sandales, une mise qui lui donnait une certaine fraîcheur, un regain de jeunesse. Elle fit demi-tour, reprit le rond-point, emprunta le boulevard Mohamed V, très animé en cette fin de matinée. Pendant qu’Évelyne conduisait, moi, je lorgnais ses cuisses serrées dans le jean, irrésistible festin qui déclencha en moi un ardent désir. Une petite pyramide ne tarda pas à se dresser sous mon vieux pantalon en tergal, menaçant de faire éclater la braguette… Honteux à l’idée qu’Évelyne s’aperçoive de la chose immonde, je pris d’urgence une série de mesures visant, sinon à l’étouffer, du moins à la dissimuler : je redressai l’échine, pliai les jambes, avançai le buste, m’efforçai de penser à quelque chose de triste, voire de tragique : la famine en Afrique, le drame des réfugiés syriens, la fonte des glaciers en Antarctique…
            « Tu connais ce quartier ? me demanda-t-elle.
            — Non.
            — C’est la Targa. Mon pied-à-terre marocain se situe dans ce quartier. »
            Pietaterre ? Voilà un autre vocable dont j’ignorais le sens, et même l’existence. L’idée me vint d’en demander la signification à Évelyne mais, ayant senti que le moment était inopportun, je me ravisai.
            La voiture s’arrêta à l’entrée d’un quartier résidentiel portant, sur une plaque en cuivre chevillée au mur d’enceinte, le nom El-masmoudi. Un agent de sécurité releva la barrière. Évelyne le gratifia d’un sourire radieux. L’homme, un jeune de piètre allure, et de plus piètre maintien encore, répondit par une courbette doublée d’un sourire obséquieux. Évelyne pénétra dans la résidence. Des villas cossues défilaient de part et d’autre de la rue, les murs voilés d’un fouillis de bougainvilliers, hibiscus, ricins, lauriers roses, lauriers blancs… Hormis les 4x4 et les grosses cylindrées garés en file sur les côtés, il n’y avait point d’autre signe attestant une présence humaine dans les lieux. La voiture freina à l’entrée d’une villa aux murs dissimulés par les branches pleureuses de deux faux-poivriers géants.
            « Voici mon pied-à-terre à Marrakech ! » m’annonça-t-elle.
            Le mystérieux vocable s’élucida alors dans ma tête. Enfin, à moitié. Évelyne ouvrit une porte en fer forgé. Nous entrâmes. Le jardin était une véritable œuvre d’art, en version design, avec des effets de perspectives en trompe-l’œil. Une merveille.
            « La villa appartenait à un architecte italien, dit Évelyne en ouvrant la seconde porte en bois rouge vernissé, ornée de gros clous noirs. Je l’ai achetée grâce à une annonce sur Internet. »
            L’entrée donnait sur un salon meublé à l’occidentale, avec fauteuils en cuir, table rectangulaire en verre noir, tapis, cheminée, téléviseur écran plat, quelques toiles abstraites accrochées aux murs, des poteries antiques disposées çà et là…
            « Je l’ai payé deux cent mille euros, meubles et frais de notaire compris. Qu’en penses-tu ?
            — Tu as fait une bonne affaire ! » répondis-je par pure complaisance.
            Évelyne me fit une visite guidée de la villa : les chambres, la cuisine, la terrasse, la véranda… De retour au salon, je l’enlaçai et la serrai contre moi, très fort. Elle ferma les yeux, m’offrit ses lèvres teintes en rouge… Nous nous retrouvâmes, sans que je sache comment, sur le grand lit de sa chambre.
            « Merci, Idagh, pour ce grand moment de bonheur ! » me dit-elle à la fin de nos ébats amoureux.
            Je ne sus que lui répondre. « De rien ! » aurait été une réponse complètement déplacée. « Je vous en prie ! » aussi. « Bonheur partagé ! » serait peut-être une parole excessive de ma part. N’ayant rien trouvé de plus adéquat, je me tus. C’était sans doute préférable. C’était sûrement préférable, même.
            Nous déjeunâmes dans la cuisine. Elle me fit goûter à des mets que je découvrais : salade de pomme de terre et vinaigrette crémeuse, saumon fumé à la mousse d’asperge, tiramisu aux framboises, camembert, mangue, du vin rouge pour elle, un Domaine du Sahari, et un soda pour moi.
            Au troisième verre, les joues d’Évelyne prirent une teinte vermeille, tandis que ses gestes et ses regards ralentissaient. Bientôt sa langue se délia. Elle me raconta son histoire avec le Maghreb, « une grande histoire d’amour », dont les racines remontaient loin, à ses parents – des pieds-noirs qui lui parlaient de l’Algérie comme du paradis perdu. Son père lui recommandait d’aller s’installer là-bas. Elle y serait heureuse, lui disait-il, elle y serait en bonne santé, physique et morale… Mais l’Algérie avait mal tourné ; les islamistes s’en prenaient aux étrangers, aux Français notamment. Aussi s’était-elle tournée vers le Maroc, pays qu’elle connaissait d’ailleurs mieux que l’Algérie, pour l’avoir visité à plusieurs reprises auparavant. Après une longue hésitation entre Tanger et Marrakech, elle avait fini par jeter son dévolu sur la ville ocre parce que les gens y étaient plus accueillants, plus chaleureux que ceux du Nord… Et puis il y avait les petits hameaux en pisé sur la route d’Ouirgane ! À vrai dire, c’était là qu’elle aurait dû s’installer, dans l’une de ces maisonnettes en boue bâties sur le flanc de la montagne, parmi les Berbères du Haut Atlas. Là-bas, elle se sentait… comment dire cela ? Elle se sentait en osmose et symbiose avec le pays, en parfaite communion avec le paysage… C’était comme si elle y avait vécu dans le passé, au cours d’une vie antérieure…
            Évelyne se redressa, son verre à la main, et repoussa le siège d’un coup de rein.
            « Allons nous mettre sur le canapé du salon ! me dit-elle. Ce sera plus confortable. »
            Au premier pas, elle trébucha, vacilla, se rattrapa à la table avec des gestes maladroits.
            « Je me sens un brin pompette ! » dit-elle dans un joli éclat de rire.
            Le canapé était effectivement beaucoup plus confortable que les sièges de la cuisine. Évelyne s’y affala pesamment. Je m’installai à l’autre bout. Un silence, puis elle commença le récit de sa vie sur un ton de nostalgie amère. Elle était directrice commerciale chez Marks & Spencer. Est-ce que je connaissais Marks & Spencer ? Comme ça, de nom… C’était une chaîne britannique de prêt-à-porter, très populaire en France. Elle gagnait bien sa vie. Pourquoi n’osait-elle pas dire très bien ? Jean-Pierre, son mari, était architecte dans la région parisienne. Lui aussi gagnait très bien sa vie. Une grande histoire d’amour commencée vingt-huit ans plus tôt, et une jolie fille, Gwendoline, venue au monde la deuxième année de leur vie commune. Gwendoline décrochait son diplôme de pharmacienne à vingt-quatre ans. Quelques mois plus tard, elle ­épousait un con parfait, qui changeait de métier comme il ­changeait de chemise : tantôt il était représentant commercial, tantôt agent comptable, tantôt démarcheur… Évelyne vida son verre, soupira profondément, alluma une cigarette… Où en était-elle dans son récit ? Au mariage de sa fille. Ah oui, au ratage de sa fille ! Un mois après que la fille s’était mise avec son couillon, le père lui annonçait qu’il la quittait. Pourquoi ? Parce que monsieur voulait vivre autre chose ! C’était sa réponse. Sa seule et unique réponse : vivre autre chose ! Et il la lui répétait comme un disque rayé, tous les jours, sans la moindre explication. Soucieuse de comprendre le brusque revirement de son mari, elle engageait un détective privé. L’investigation durait neuf jours exactement. Le dixième, vers 10 heures du matin, le résultat tombait comme un couperet et lui fendait le cœur : Jean-Pierre avait une maîtresse, une jeune Roumaine nommée Cristina Angelescu, qu’il entretenait depuis deux ans. Le limier avait même réussi à prendre une photo du couple se baladant, bras dessus, bras dessous, au parc des Cerisiers, situé à deux pas de l’entreprise où travaillait son traître de mari !
            Évelyne se tut un moment, renifla, essuya une larme.
            « Excuse-moi, dit-elle, la voix altérée. Ce fut un terrible choc émotionnel pour moi, suivi d’une descente aux enfers qui a duré des mois. Je ne ­travaillais plus, ne me nourrissais plus, ne dormais plus. Je mourais tous les jours un peu plus, dépérissais à vue d’œil… Puis, une nuit, ayant réfléchi, je me suis rendu compte qu’il serait bête de mourir ainsi pour un félon qui, au même moment, se la coulait douce avec sa pouffiasse roumaine à l’autre bout de Paris ! Je me relève alors, tente de tourner la page, de regarder vers l’avant… Quelques mois plus tard, Marks & Spencer annonce un plan de restructuration. Je saute sur l’occasion et pars en préretraite. Ma dernière attache avec Paris est ainsi rompue ; plus rien ne m’y retenait, ma fille ayant brutalement cessé ses visites, et ma copine Isabelle partie s’installer sur la Costa del Sol. Il faut dire que la ville m’était devenue noire, hostile, invivable : trop de souvenirs, trop de chagrins. Le reste n’arrangeait pas la situation : la crise, le climat délétère, le sentiment d’insécurité, la grisaille, le Front national qui monte, qui monte… Pour moi, il était vraiment temps de plier bagage et de foutre le camp. La semaine suivant mon départ en préretraite, je prends l’avion pour Marrakech avec la ferme décision d’y acheter quelque chose : une maison ancienne, un petit ryad dans la médina, un appartement… C’était début mars. Il faisait tellement beau ! Le soleil, la lumière, la chaleur humaine, la bonne cuisine marocaine, le thé à la menthe, la vraie vie, quoi ! En regardant sur Internet, je tombe sur cette maison, me déplace pour la voir, et c’est le coup de foudre ! L’ancien propriétaire, un homme poli et gentil, accepte de me faire un rabais significatif. Nous nous rendons chez le notaire, rue de Safi, pour les formalités. L’acte de vente signé, je quitte l’hôtel et viens m’installer ici. La villa finit de me réconcilier avec moi-même, et avec la vie… Aujourd’hui, je peux dire que je suis une femme heureuse. Oui, je suis une femme heureuse ! »
            Elle vint se blottir contre ma poitrine, mit la tête dans le creux de mon épaule. Je l’enserrai, l’embrassai sur les cheveux, la caressai dans le dos. Nous demeurâmes ainsi une demi-heure, peut-être plus. Évelyne ne dit plus rien. Un instant après, je sentis son corps s’amollir, sa respiration devenir régulière. Je penchai la tête, regardai son visage : elle dormait.
            « Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
            Toute sonore encore de vos derniers baisers ;
            Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,
            Et que je dorme un peu puisque vous reposez4. »
            Avec les précautions d’une mère couchant son bébé, j’étendis la dormeuse sur le canapé, la déchaussai. Pas une fibre ne bougea en elle. Je pris un drap dans sa chambre, la couvris, glissai délicatement un petit oreiller sous sa tête. Au loin, l’appel du muezzin retentit. Il devait être 16 heures, 16 heures 15. Je m’arrêtai au milieu du salon, sans aucune intention préalable. Le souvenir de Latifa brûlait dans mon cœur. Qu’est-il advenu d’elle ? Pensait-elle encore à moi ? M’aimait-elle encore ?
            4. Paul Verlaine, Green, in Romances sans paroles.



            « C’est un métier aux horizons bouchés, sans perspective d’avenir ! me dit Évelyne quand je lui appris que j’avais trouvé du travail comme aide-maçon sur un chantier de construction à vingt minutes de chez elle. Au pire, tu resteras aide-maçon toute ta vie ; au mieux, tu seras maçon ; et dans les deux cas, tu n’iras pas loin. »
            Comment aurais-je su cela si Évelyne ne me l’avait pas appris ? Dans mon village, les hommes travaillent depuis toujours avec l’unique souci de gagner leur pain quotidien ; ils sont ouvriers agricoles, maçons, aides-maçons, bûcherons, maraîchers… Les métiers qui rapportent gros sont, depuis la nuit des temps, la chasse gardée de quelques familles citadines, aux patronymes connus de tous ; les hommes les héritent de leurs parents, les lèguent à leurs enfants et ainsi de suite, ad vitam æternam.
            « Non, mon amour, décréta Évelyne, tu ne seras pas aide-maçon ! »
            « Que serai-je alors, Évelyne ? » avais-je envie de lui demander, ennuyé par la perspective de continuer à me faire entretenir indéfiniment comme son gigolo attitré. Je savais qu’avoir un travail ne me blanchirait jamais tout à fait aux yeux des autres, mais en parti­cipant un peu, ne serait-ce qu’aux frais de bouche, j’aurais la conscience plus tranquille.
            Le lendemain matin, alors que je m’apprêtais à me rendre au souk El-massira à la recherche d’un travail autre que celui d’aide-maçon, Évelyne me demanda de l’accompagner en ville.
            « Je voudrais acheter un pas-de-porte bien situé et pas trop cher, me dit-elle en montant dans la voiture. Si ça ne t’ennuie pas, nous allons prospecter ensemble du côté de la Ville Nouvelle. »
            La prospection dura cinq jours. Le sixième, Évelyne trouva enfin ce qu’elle cherchait : un local rue Allal Elfassi, pas loin du Service des mines, dans un endroit assez animé. Les formalités accomplies, elle y ouvrit un magasin de prêt-à-porter pour hommes.
            « Ça, me dit-elle le jour de l’ouverture, c’est pour te donner un coup de pouce, Idagh ! Tu me rembourseras les frais engagés après. »
            L’affaire rencontra quelques difficultés au démarrage, mais elle ne tarda pas à décoller, la grande expérience d’Évelyne aidant. À vrai dire, Évelyne m’apprit tout sur le métier, absolument tout, de A à Z. Les premières semaines, elle passait beaucoup de son temps avec moi au magasin à me former, me conseiller, m’aider. Parfois, elle apportait des retouches aux articles en souffrance : elle faisait un ourlet, recousait un bouton, réparait ou même changeait une braguette… Évelyne n’hésitait pas non plus à se déplacer avec moi jusque chez les grossistes de Casablanca ; elle choisissait elle-même la marchandise, discutait les prix. Son principe essentiel dans le commerce était d’offrir un excellent rapport qualité-prix ; elle me disait et répétait à l’envi que la clé de la réussite dans toute activité commerciale était un bon produit au bon prix, renforcé par un bon service à la clientèle. Je l’écoutais attentivement, suivais ses conseils à la lettre… Et le succès ne tarda pas à venir : au bout de quelques mois, je réussis à me faire une importante clientèle et, surtout, à la fidéliser. Mon magasin, « Chez Évelyne », eut bientôt pignon sur rue.
            Le soir après le travail, je rentrais chez moi – je veux dire chez Évelyne – comme un mari sans histoire. Nous dînions en amoureux sur la véranda. Je pris goût à l’alcool et à la cigarette, ce qui ne déplut pas à Évelyne ; il est toujours réconfortant de voir partager ses travers par la personne qu’on aime.
            Tous les vendredis matin, je reprenais la route du village, un sac plein de provisions pour ma mère. Elle était heureuse de me revoir. Moi aussi. Elle me préparait un couscous d’orge aux légumes de saison, parfois un tagine au poulet. Avant de m’en aller, je lui glissais quelques billets dans la main. Elle me comblait de prières.
            Je vivais entre ces deux femmes qui m’aimaient, chacune à sa façon. Ma vie s’écoulait ainsi, paisible et heureuse – un long fleuve tranquille.



            Un après-midi vers 16 heures, un étrange visiteur se présenta au magasin : un barbu vêtu d’un turban immaculé, d’une ample gandoura couleur de la nuit et de claquettes bédouines. Je fus interloqué de voir un intégriste dans un magasin de prêt-à-porter.
            « Assalam ouâleïkoum ! me dit-il. Tu ne me reconnais pas ? »
            Au son de sa voix, je reconnus Abou Hamza. Nous tombâmes l’un dans les bras de l’autre, sous le regard stupéfait d’Évelyne.
            « Comment veux-tu que je te reconnaisse, Abou Hamza, tu as bien grossi depuis ! Est-ce l’effet de la liberté ?
            — C’est plutôt l’effet des bons petits plats de mes deux épouses, sauf ton respect !
            — En tout cas, je suis content de te revoir, Abou Hamza. Et, surtout, de te savoir libre.
            — J’ai été gracié à l’occasion de l’Aïd el-Kebir.
            — Tu continues encore à recruter pour le djihad ?
            — Jusqu’à mon dernier soupir ! répliqua-t-il, fermement convaincu. À ceci près que je n’utilise plus de téléphone portable, ni aucun autre appareil ­électronique. Trop dangereux, tout ça !
            — Comment as-tu fait pour me retrouver ?
            — La semaine dernière, je passais par ton village et je me suis dit : c’est l’occasion de voir Iydar ! Un villageois te connaissant m’a appris que tu travaillais depuis quelque temps à Marrakech, et m’a indiqué le magasin. »
            Sentant que l’homme souhaitait s’entretenir avec moi de choses confidentielles, je l’invitai au café d’en face. Il accepta volontiers. Évelyne nous surveillait du coin de l’œil, paraissant soucieuse. Je commandai un thé à la menthe pour deux.
            « Je suis venu… me dit Abou Hamza, les doigts fourrageant dans la barbe, l’air grave. Je suis venu te rappeler ta promesse à Allah, le Très-Haut. »
            Pris de court, je ne sus que répondre.
            « Tu as oublié, n’est-ce pas ?
            — Non, Abou Hamza, je n’ai pas oublié ! J’ai… J’ai… J’ai plutôt changé d’avis.
            — Tu as aussi changé de camp ! répliqua-t-il en regardant Évelyne, debout sur le seuil du magasin. Qui est-ce ?
            — La propriétaire.
            — Tu partages aussi son lit, j’imagine ?
            — Oui.
            — Tu as donc doublement trahi ! décréta-t-il sur le ton du Jugement Dernier. Le Très-Haut ne te pardonnera pas, Iydar. »
            Il se releva, profondément déçu, et s’en fut. Je ne reverrais plus jamais Abou Hamza.



            Note de l’auteur

            Le portrait que j’ai fait d’Évelyne est celui d’une femme âgée certes, mais encore jolie de visage et de corps, avec « des hanches de jument et des seins tenant encore bien la route ». La vérité est, hélas ! tout le contraire : Évelyne est une femme énorme au corps mal bâti et disgracieux, un bloc de gélatine planté sur des pattes courtes, les seins pendouillant comme de vieux testicules pourris, la bedaine dégringolant jusqu’aux genoux, les fesses flasques, couvertes de pustules rouges, les jambes nouées de varices – un véritable ratage de la création en somme. Évelyne est, en ceci, l’archétype même de ces vieilles Européennes que l’on croise souvent à Marrakech, et dans les autres villes du pays, pendues aux bras de jeunes Marocains désargentés et mal en point. Rêveuses éveillées, elles se grisent avec les chimères d’un amour impossible.
            Pourquoi dès lors avez-vous fait d’elle une jolie femme ? me demanderiez-vous sans doute. Parce que, humainement, Évelyne est une personne hors pair, comme si Mère Nature, prise de remords de l’avoir à ce point défavorisée physiquement, avait décidé de se rattraper en concevant le reste, lui attribuant ainsi, et avec générosité, toutes les qualités du cœur et de l’esprit.
            Son embellissement est peut-être aussi, de ma part, un témoignage de considération et de respect, un hommage à toutes les femmes qui, comme Évelyne, n’ont pas été gâtées physiquement.
            Tahennaoute (Maroc), mars 2016




            Chez le même éditeur
 (extrait)

            Ghada Abdel Aal, La ronde des prétendants
            Renata Ada-Ruata, Battista revenait au printemps
            Elisabeth Alexandrova-Zorina, Un homme de peu
            Elisabeth Alexandrova-Zorina, La poupée cassée
            Karim Amellal, Bleu Blanc Noir
            Omar Benlaala, L’Effraction
            Maïssa Bey, Au commencement était la mer
            Maïssa Bey, Nouvelles d’Algérie
            Maïssa Bey, Cette fille-là
            Maïssa Bey, Entendez-vous dans les montagnes…
            Maïssa Bey, Sous le jasmin la nuit
            Maïssa Bey, Surtout ne te retourne pas
            Maïssa Bey, Bleu blanc vert
            Maïssa Bey, Pierre Sang Papier ou Cendre
            Maïssa Bey, Puisque mon cœur est mort
            Maïssa Bey, Hizya
            Alfred Boudry, Héléna Demirdjian, Les désamants
            Marc Bressant, Le fardeau de l’homme blanc
            Breuskin, Snowdonia Vertigo
            Bui Ngoc Tan, La mer et le martin-pêcheur
            Bui Ngoc Tan, Conte pour les siècles à venir
            Philippe Carrese, Virtuoso Ostinato
            Philippe Carrese, Retour à San Catello
            Philippe Carrese, La Légende Belonore
            Anne Châtel-Demenge, Comment j’ai tué le consul
            Pierre Conesa, Zone de choc
            Bernard Dan, Le livre de Joseph
            Bernard Dan, Le garçon du Rwanda
            Andréa del Fuego, Les Malaquias
            Dong Xi, Une vie de silence
            Dong Xi, Sauver une vie
            Samira El Ayachi, Quarante jours après ma mort
            Suzanne El Kenz, La maison du Néguev
            Suzanne El Kenz, Ma mère, l’escargot et moi
            Julien Jouanneau, La dictature du Bien
            Denis Langlois, Le déplacé
            David Machado, Laissez parler les pierres
            Ali-Reza Mahmoudi Iranmehr, Nuage rose
            Nicole Malinconi, Si ce n’est plus un homme
            Marine Meyer, Et souviens-toi que je t’attends
            Mohamed Nedali, Le bonheur des moineaux
            Mohamed Nedali, La maison de Cicine
            Mohamed Nedali, Triste jeunesse
            Mohamed Nedali, Le Jardin des pleurs
            Nguyên Huy Thiêp, Crimes, amour et châtiment
            Nguyên Ngoc Tu, Immense comme la mer
            Victor Paskov, Ballade pour Georg Henig
            Aurore Py, Lavage à froid uniquement
            Anna Roman, Le val d’absinthe
            Igor Saveliev, Les Russes à la conquête de Mars
            Alexandre Seline, Je ne te mens jamais
            Hugues Serraf, Comment j’ai perdu ma femme à cause du tai chi
            Hugues Serraf, Les heures les plus sombres de notre histoire
            Alexandre Sneguiriev, Je ris parce que je t’aime
            Victoria Tchikarnieeva, Bye-bye Vichniovka !
            Monique Thieu, Les années-mère
            Albert Viard, Lettres à Léa
            Samuel Zaoui, Saint-Denis bout du monde
            Chabname Zariâb, Le pianiste afghan
            Spôjmaï Zariâb, Les demeures sans nom, et autres nouvelles








No comments:

Post a Comment

Followers


書道